Certains jours je savoure mon bonheur. Avoir un toit, ne pas avoir froid, manger à ma faim, avoir juste ce qu’il faut de travail qui a du cœur pour permettre cela et me laisser du Temps Libre.
Certains jours je savoure mon bonheur et je me paye une grande pinte de rire. Le bonheur est dans le pré. Huit mètre carré de bonheur et miss Bichette qui rouspète et réclame à manger à grand « Mêêê, mêêê, mêêê ». L’autre jour alors que je la rembarre, v’là-t-y pas qu’elle se retourne et… me tire la langue !
C’est mignon chez moi, joli, accueillant, chaleureux, petit nid pour passer l’hiver, pas bien grand-chose, juste ce qu’il faut. Quelques petits objets charmants, rien de « valeur », que de la récup. Un petit monde reconstruit après un nième « tout perdu ». Et je savoure ce bonheur.
Et quelques fois je pleure. Tant de gens malheureux, perdus, sans espoir, sans avenir. Et tant de gens hargneux pour leur jeter la pierre. J’observe les changements qui se produisent en ville, sur la place. Il y a seulement quelques années nous étions un petit groupe de joyeux convives, un noyau d’amitié auquel venait se greffer les passants attirés par les rires et la bonne humeur qui régnaient entre nous.
Les beaux jours, les instruments de musiques sortaient et la place résonnait de rythmes et de chansons reprises en chœur. Des groupes se déplaçaient au bord des étangs où le monde venait à notre rencontre. Les échanges étaient riches.
Aujourd’hui c’est un vent de sinistrose qui souffle sur la place. En quelques années tout a changé. Un évènement marque un tournant. Nous sommes près du monument à deviser joyeusement quand un cri retentit à quelques mètres.
Un gamin vient de se faire poignarder, pour rien, pour avoir refusé une clope à un quémandeur. Le couteau c’est enfoncé profond, mais nous apprendrons après, que « Ouf, le gamin va s’en sortir ». Un de mes amis lui a tenu la main en attendant les secours, un autre est parti à la poursuite de l’agresseur. Plus tard, il me dira ; « Heureusement que je ne cours plus comme à 20 ans parce que en face d’un couteau, qu’est-ce que j’aurais pu faire ? »
Peu à peu les situations des uns et des autres se sont dégradées. Et aussi l’ambiance générale. Quelque chose se passe que je ne comprends pas très bien. Oui dans les grandes lignes et ces petits évènements qui en confirme le sens. Crise du logement… un perd son appartement et n’en retrouvera pas, puis un autre… et ainsi de suite. Les baroudeurs s’en sortent mieux, c’est un nouveau voyage qui commence, étrange nomadisme de ceux qui vivent « à gauche et à droite » terme consacré par les institutions !
Moi, je m’en fiche, je ne veux pas d’un appartement. Une cabane, une caravane, une yourte, un tipi, une tente fabriquée selon mes moyens mes besoins, peu importe, petit, joli. Si quelque chose me manque aujourd’hui, c’est bien ce sentier qui commence au fond du jardin et s’enfonce dans les bois, dans la forêt. Je découvrirai peu à peu tous les interdits mis aujourd’hui à ces manières de vivre, marginale. TINA, cela veut dire aussi : « Nous effacerons les marges pour inventer l’exclusion ».
Au début du blog, je partais à la recherche de cet endroit, petit bout de planète à jardiner, convivialement, en bons amis, en bons voisins. J’ai petit à petit découvert un monde en perdition toujours plus jalonné de panneaux »Sens interdit » qu’il s’agisse des sentiers à présent clôturés des bois ou nous courrions gamins, que ce soit les chemins de la pensée, toujours plus balisés et les menaces de punitions qui grandissent : criminalisation.
Ainsi, les lois changent. Il y a longtemps que j’ai perçu ce phénomène, pendant les trois premiers quart du siècle passé, on assiste à une conquête de droits inouïes, dans l’histoire humaine, c’est ce que nous pensions, nous les Européens, culs-dans-le-beurre, qui nous laissions bercer de mythes, nous allions vers le meilleur des monde possible, pas celui de Huxley, non, ou alors celui qu’il décrit dans « Ile » ce livre méconnu. Le narrateur est envoyé par des sociétés pétrolières pour voir comment ils pourraient s’emparer des ressources pétrolières de cette ile sur laquelle les habitants d’une grande sagesse vivent dans le bonheur. Charger de les pervertir, peu à peu il se laisse séduire par leur sagesse et leur sérénité. La conclusion est triste – et fort prémonitoire. Le narrateur qui voudrait protéger ce petit monde sait qu’il ne peut rien et que ces maîtres eux feront fi de cette richesse humaine pour s’emparer du pétrole par n’importe quel moyen…
Un grand mythe que celui de la création de richesses. De quelles richesse est-il question et à quel prix ? J’étais riche de quelques amis de bonne compagnie, riches de nos partages dans cet espace public ouvert. Riche de ce que ce que nous dégagions comme bonne humeur favorisait des rencontres riches d’échanges. Riches de ces jours de pluie ou nous nous réfugions chez les uns ou les autres, pour un repas commun. En fin de mois nous réunissions qui sa dernière courgette, qui ses trois carottes pour inventer des recettes de joie. Et il restait bien quelques sous au fond des poches pour une bouteille de vin.
Ce sont ces richesses-là, nos richesses, les seules qui comptent vraiment qu’ils détruisent à tour de bras. La dernière fois que je suis allée en ville, je suis revenue bouleversée. Que s’est-il donc passé ?
Un autre évènement, un soir d’été, un petit cercle de musiciens jouent sur la Place en sourdine. 22heures pile, les flics débarquent contrôle d’identité, faut arrêter, faut dégager, les voisins sont déranger… Un peu plus tard, c’est le foot, un bistrot à mis un grand écran en terrasse, des dizaines de personnes se pressent et souvent hurlent à qui mieux, mieux, cela se prolongera, tard dans la nuit, jusqu’à une heure, deux heures du matin ? Toute la soirée, j’étais là, pas l’ombre d’un flic pour demander seulement de réduire d’un ton ce tapage nocturne. Il y a pourtant une brigade spécialisée en la matière dans la commune. Et en matière d’ivresse sur la voie publique, il y avait de quoi faire aussi… les flics ne se montrent pas toujours aussi tolérants, loin de là.
Alors c’est quoi ces deux poids et deux mesures. Comment le montrer mieux ce qui est permis, ce qui est interdit. Ce soir-là, un peu de marge a été effacée, la place appartient aux beuglants conformes, pas aux doux musiciens et ceux qui les apprécient. Le supporter du foot est socialement conforme, le musicien qui s’exprime gratuitement hors des espaces privés est un déviant… sens interdit.
J’ai raconté ce moment parce que la simultanéité des deux évènements mettait bien en relief la frontière, la limite du comportement socialement admis et de celui qui ne l’est plus.
Quand j’ai quitté ma vallée de montagne, la « fondation sans but lucratif « (sic) d’une banque était en train de se l’approprier pour y développer du tourisme écologique. Depuis de fil en aiguille, j’ai petit à petit appris que ce genre de projet était un parmi des dizaines de milliers d’autres qui dans ce grand accaparement du monde, qui se produit à présent, se justifie de l’écologie pour confisquer l’espace public ou expulser les habitants légitimes pour faire place aux bobos touristes sans avoir à subir le désagrément d’avoir à rencontrer les locaux de cette écologie aseptisée.
Je suis revenue en ville. Bruxelles… c’était une autre ville que celle que j’avais quitté, Bruxelles ma Belle est morte, les Froidecoeur et Crèvecoeur (authentiques noms des sociétés de destruction qui ont mis à bas notre mémoire) l’ont enterrée dans les décombres. Ce que les bombes avaient épargné dans leur œuvre de destruction massive à la solde des promoteurs immobiliers, préparation du terrain à la colonisation culturelle, les bulldozers l’ont achevé.
Mais j’en étais en 1975, par-là, nous étions de cette gauche d’union des peuples de la Terre pour construire ensemble un monde d’équité. Un projet pour les peuples de la Terre, ensemble. Une hypothèse que je teste en ce moment, cette gauche-là en quelques années a été plus ou moins annihilée comme mouvement. Ceux qui sont restés fidèles à ces valeurs profondes, qui voudraient, par exemple qu’on ne lutte pas contre les délocalisations en concluant des accords avec les patrons, mais en allant à la rencontre des ouvriers et ouvrières exploités des autres continents pour les aider à conquérir leur droit. Refuser à la base le principe de mise en concurrence des travailleurs pas les patrons et lutter pour que cela ne puisse être en soutenant les luttes des plus exploités… voilà ce qu’est pour moi un combat de gauche. Comme celui que mène les ouvrières des maquilas d’Amérique Centrale.
Accepter le principe de compétitivité des entreprises, dans le but d’obtenir des emplois, c’est accepter le principe de la mise en concurrence des travailleurs par les capitalistes. Une concurrence dans le sens où ceux qui abdiqueront le plus de leurs droits auront peut-être quelque chance de survivre grâce à ce qui est une réelle mise en esclavage, alors que les autres crèveront sur l’autel de la dépopulation. Il n’y aura pas d’emplois, mais la course à la renonciation à des droits acquis dans le combat et dans le sang qui nous conduit tout droit à la criminalisation de tout mouvement de lutte pour la reconquête.
Voilà pourquoi je ne suis pas du parti des travailleurs qui se sont ralliés aux différents pactes sociaux qui n’ont jamais posé le problème dans sa dimension internationale. Mais nous savons qu’une grande partie de la gauche n’a jamais remis en question le principe de la colonisation, d’ailleurs institué dans la Charte des Droit de l’Homme par l’appellation « Peuples sous tutelle ».
L’hypothèse donc, c’est que au moment où la gauche jaune a fait le choix du social libéralisme, alors que la gauche plus radicale implosait et se perdaient en querelles stériles impulsées et entretenues par les semeurs de zizanies aux ordres, une partie d’entre nous ne s’est plus reconnue dans aucun de ces courants et c’est atomisée. Fidèle à ces valeurs, mais ne leur trouvons plus de champ d’application que dans des contextes locaux, dans les meilleurs des cas, vivant un douloureux isolement et l’impuissance pour d’autres. Beaucoup de ces expériences locales solidaires et innovatrices qui participent de cette refondation du monde sont issues de cette gauche atomisée qui resurgit dans l’expérience de la communalité en acte.
D’avoir un monde à construire, un monde à défendre, de ne pas y renoncer est une force et une richesse.
Et comme je n’ai plus le temps de poursuivre ce billet, je conclurai provisoirement : aux yeux de certains de mes amis, je suis Dona Quichotta sin Mancha…. Je suis triste pour eux parce que je vois bien qu’ils subissent leur sort et ne pensent même plus qu’ils pourraient en surmonter les obstacles. Il a déjà longtemps, j’ai fait ce choix « Peut-être que je mène un combat qui sera perdu à l’échelle collective, mais quoiqu’il en soit le fait de l’avoir mené, aura rendu ma vie personnelle riche et intéressante, alors que de de pas le faire l’aurait privée de sens ». Dans tous les cas, je sors gagnante. Il ne reste plus maintenant qu’à remporter ce grand combat collectif. Mais comment en finir avec le désespoirs des uns, et les querelles des autres ?
Anne