Depuis plusieurs mois je découvre intensément le Mexique, mais le sujet est tellement riche, vaste, que jusqu’ici je n’avais pas trouvé le chemin pour aborder ce thème sur le blog. Face à la désinformation éhontée qui sévit dans la presse francophone concernant les événements de la semaine dernière à Culiacán et les révélations qui ont suivi, j’ai choisi cette entrée en matière pour aborder ce sujet passionnant : le Mexique en quête d’équité et de souveraineté nationale et populaire.
Les événements de Culiacán (capitale de l’état de Sinaloa, côte pacifique du Mexique) qui se sont déroulés depuis le jeudi après-midi au samedi de la semaine dernière ont fait couler beaucoup d’encre et de salive. Dans une première phase, il s’agissait de dégager la réalité derrière les informations contradictoires qui circulaient, y compris dans le discours officiel du propre Secrétariat à la Sécurité Civile du pays.
La première version de ce secrétariat décrit une opération de patrouille de routine d’un groupe d’une trentaine d’effectifs de la Garde Nationale qui auraient été attaqués par surprise depuis une villa. Les gardes auraient répondu à cette agression et se seraient alors emparés de la villa où se trouvait justement Ovidio Guzman, fils du narcotrafiquant Joaquin Gusman Loera, un des chefs du groupe criminel transnational connu comme Cartel de Sinaloa. Guzman mieux connu sous le nom de El Chapo a été récemment condamné par un tribunal de New York à l’emprisonnement à vie.
Quelques heures plus tard, cette version sera complètement démentie par le même Secrétariat de Sécurité dont la nouvelle narration décrit une tentative d’arrestation du même Ovidio G. sur base d’un mandat d’extradition (sollicitée par les USA) émis par un juge. L’opération aurait foiré parce que le groupe militaire en question, déjà engagé dans l’action, n’aurait pas reçu à temps le mandat qui lui permettait d’opérer légalement cette arrestation alors que pendant leur attente, le cartel avait mobilisé quelques centaines de membres de son armée dotée d’armes de guerre pour prendre en otage Culiacan, menaçant d’opérer un carnage si el Chapito Guzman n’était pas immédiatement libéré. Il apparaît alors que ni le secrétariat de sécurité, ni le chef d’état n’avaient été informé de cette opération et qu’ils se retrouvaient devant le fait accomplit : une opération bâclée qui enfreint toutes les règles. Selon divers experts une telle opération demande la mobilisation de plusieurs centaines d’effectifs, disposant d’une couverture par hélicoptères et d’un centre de coordination efficace. Cette opération a eu lieu dans l’après-midi alors que toutes les règles veulent qu’une telle intervention se déroule à l’aube, quand il y a peu de présence d’habitants dans les rues, après qu’un cordon sanitaire ait été établit pour assurer la protection des civils du voisinage.
Mis devant le fait accomplit, face à l’ampleur de la crise, et pour éviter le risque de massacre parmi la population civile, le secrétaire d’état décide de relâcher Ovidio, une décision qu’avalisera inconditionnellement le chef de l’état Andrés Manuel López Obrado (AMLO).
La décision d’Andrés Manuel recevra entre 80 % et 90 % d’approbation de la part des habitants de Culiacán, alors que le reste du pays est partagé. Ce qui est intéressant, c’est que nombre de ceux qui ne soutiennent pas AMLO approuvent néanmoins ce qu’ils et elles considèrent comme une sage décision.
Ces événements ont généré des flux de questions qui à leur tour ont donné lieu à une multiplications de débats pour tenter d’y répondre. Dans un premier temps, il apparaît que si la décision de libérer le jeune Guzman n’est pas questionnable, ce qui l’est et exige des réponses claire de la part du gouvernement, c’est le fait qu’un petit groupe de Gardes Nationaux ait pu entreprendre cette opération sans que soit consulté ni le chef d’état ou au moins le Secrétariat de Sécurité.
Une enquête est en cours pour mettre des noms sur ceux qui dans la chaîne de commandement sont responsables de ce cafouillage qui aurait pu tourner au massacre entraînant le pays dans une nouvelle guerre contre le narcotrafic sur le même mode que celle qui au cours des précédents mandats présidentiels avait fait des centaines de milliers de morts, principalement des civils, généré un climat de terreur dans le pays et entraîné des déplacements massifs de population entre autres conséquence néfastes pour la tranquillité du pays.
AMLO l’a clairement exprimé, bien avant même la campagne présidentielle qui l’a porté au pouvoir : il ne combattra pas les Cartels du Narcotrafic et autres formes du crime organisé par les armes. « On éteint pas le feu en y jetant de l’essence » a-t-il coutume de dire, et les résultats catastrophique d’escalade de la violence obtenus par les guerres contre les narcos menées par ces prédécesseurs semblent bien lui donner raison. Plus de deux décennies de « guerre contre le narco trafic » en Colombie, en Amérique Centrale et au Mexique l’ont clairement démontré, cette stratégie n’est pas seulement inefficace elle est très clairement aussi sanglante que contre-productive. Du moins si son véritable objet est d'éradiquer la production de narcotiques et la quantité de ces produits qui pénètrent aux USA pour alimenter une demande qui n’a cessé de croître.
Pour lutter contre le narcotrafic et la violence toujours plus terrifiante qui l’accompagne, AMLO développe différents axes de lutte comme la prévention. Par exemple en luttant contre l’abandon scolaire par l’octroi de bourses aux familles d’étudiants dans l’ensemble de leur parcours scolaire, en accordant des subsides aux entreprises et artisans qui forment de jeunes apprentis et en développant un programme de jeunes inventant le futur qui se déploie dans de vastes domaines artistiques, protection du milieu ambiant, travail communautaires…. Un autre axe de lutte est la lutte contre la corruption qui prétend éradiquer le narcotrafic en s’attaquant aux biens mal acquis et aux ressources financières des Cartels et de ceux qu’ils ont achetés. Le projet de souveraineté alimentaire a également des impacts dans la lutte contre le narcotrafic. En effet de nombreux paysans ont du abandonner leurs terres chassé par les narcos ou se mettre au service de ces derniers en cultivant l’opium, la coca ou la marijuana. Repeupler les campagne et permettre aux paysans de disposer d’un juste revenu pour la culture de produits alimentaires, permet d’éviter que ceux-ci s’adonnent à des cultures illicites, souvent les seules qui leur permettaient de nourrir leur famille.
Les USA qui ont dépensé des milliards de dollars pour « lutter », sans succès, contre le narcotrafic dans les pays du Sud n’ont jamais rien entrepris pour mener sur leur territoire une lutte de prévention, au contraire, nous verrons pourquoi par la suite. Le seul changement significatif dans le marché de la drogue aux USA est celui du rôle devenu prédominant de sociétés pharmaceutiques dans la croissance de l’addiction de la population au cours des dernières années. Une diversification qui étend le phénomène de la dépendance aux opiacé à des couches de populations qui jusque-là étaient relativement épargnées. La multiplication des overdoses provoquant une chute de l’espérance de vie dans le pays.
Pour évaluer la stratégie de López Obrador et ses chances de succès de nombreux facteurs sont à prendre en compte. La situation dont il a hérité est grave, complexe, pour la comprendre une connaissance de l’histoire du narco-terrorisme mexicain s’impose. J’emploie le terme narco-terrorisme au sens large qui recouvre autant les dit « Cartels » et leurs méthodes que la manière dont ils se sont militarisés avec l’aide en arme et formation des USA qui ont contribué à leur transformation en armées, utilisant des modèles éprouvés, les méthodes de formations de l’École des Amériques ou celles des Kabyles du Guatemala, des militaires conditionnés pour devenir les tortionnaires des gauches et autres souverainistes latinos, spécialistes des coups d’état militaires, disparitions forcées et exécutions extra-judiciaires, maîtres en matières de soumissions des populations par la création d’un climat d’insécurité et de terreur.
Une petite anecdote concernant les formations que reçoivent ces militaires : chaque nouvelle recrue doit se charger d’un animal de compagnie. Si les étudiants de l’École des Amérique se verront obligés quelques années plus tard de tuer leur compagnon animal et de le manger, les Kabyles eux doivent le manger vivant. Leur formation fait de ces militaires guatémaltèques une élite parmi les élites qui ne reculent pas quand le devoir leur impose de massacrer des communautés indigènes ou des paysans requalifiés pour l’occasion de terroristes, narcotrafiquants ou autres étiquettes utilisée pour qualifier des ennemis intérieurs fabriqués de toutes pièces.
Qui est qui dans ce jeu pervers est fort difficile à définir. Non seulement certains Cartels sont formés en partie d’anciens militaires de forces spéciales, de kabyles ou d’anciens membres de la DEA, alors que d’autres ont bénéficié d’une relative impunité pour les services qu’ils ont rendu aux USA qui les ont armés pour lutter contre les autres cartel (cas du cartel de Sinaloa). La DEA n’est pas une organisation homogène, et de nombres de ses membres ont crée leur propres réseaux et lignes de trafic, avec l’aval ou non de leur direction ? La réponse n’est pas claire. Certains louent parfois leur service de sicaires à des cartels de la drogues et autres transnationales. On a vu à diverses reprises la CIA (à l’insu des agents de terrain de la DEA) utiliser des organisation narcos dans sa lutte contre la « subversion » comme pendant la guerre des Contras. Les USA livrent des armes aux forces « contre-insurrectionnelles » d’Amérique Centrale contre de la drogue qui arrosera la jeunesse rebelle dans un but de démobilisation dans leur pays et en Europe, des narcos mexicains servant d’intermédiaires dans ce trafic seront formés militairement pour jouer ce rôle. Un premier, le franchissement d'un premier seuil dans l'escalade de la violence narco.
Si les forces de l’Ordre ont pratiqué des infiltration de ces groupes criminels, l’inverse est bien plus développé et généralisé : les groupes criminels ont infiltrés tous les secteurs de l’état, depuis la police municipale jusqu’aux différents gouvernements successifs, en passant par l’armée, la justice, etc. En plus ces mêmes gouvernements ont totalement abandonnés une majorités de communautés et états du pays permettant aux Cartels qui créent de l’emploi licite et illicite, des écoles, des hôpitaux, des musées d’apparaître comme des bienfaiteurs du peuple.
Alors que l’opposition reproche à AMLO de « n’avoir rien dans le pantalon » et d’avoir cédé au chantage des narcos, son prédécesseur Enrique Peña Nieto, qui voyage beaucoup en ce moment, a du renoncer à la visite qu’il voulait faire dans son pays. Un autre fils de Guzman, Archibaldo, le menace : il existait un accord entre Peña et le Chapo qui avait soutenu sa campagne électorale par un don de millions de dollars en échange de l’impunité. Un contrat que le président de l’époque n’a pas respecté puisqu’il a livré Guzman aux USA , pays où il a été condamné à perpétuité. Un exemple parmi d’autres, des gouverneurs d’état, des maires, des syndicalistes et autres politiciens, des juges, des policiers ont été achetés. Comment recréer des bases saines depuis cette gangrène de corruption qui corrompt la géographie et tous les niveaux de hiérarchies sociales du pays, c’est un des défis que doit relever l’actuel gouvernement et il est de taille.
Le sujet est bien trop vaste, complexe, et produit d’une trop longue histoire pour que je puisse ici en montrer d’avantage que quelques lignes de force. Si l’histoire de cette transformation de paysans cultivateurs de quelques acres de maria ou de pavot en Cartels agissant dans plus de 100 pays, interpénétrant les réseaux financiers et des gouvernements à échelle internationale, ayant diversifiés leurs activités et disposant de leurs propres armées est fort bien documentée en espagnol, en français, il existe peu de documents de référence. Beaucoup de matière à traduire.
Comment des drogues produites dans un premier temps à petite échelle et de manière artisanale vont être produites à échelles industrielles, dans un climat de violence et de terreur dont les populations civiles sont les premières victimes ne peut se comprendre sans mettre en relief le rôle joué par les USA et les gouvernements locaux complices dans cette transformations d’un « artisanat » local en une industrie transnationale du crime organisé. Pour le comprendre en profondeur, il faudra mettre en lumière le double rôle du narcotrafic a)comme outil de neutralisation de la jeunesse potentiellement rebelle et b)comme agent de pénétration des transnationales minières et de l’agro-industrie et organisation paramilitaire de défense des biens et intérêts de ces mêmes corporations sur les territoires ou sévit la "lutte contre la drogue" made in USA.
Il faut également souligner que la volonté de Trump de fermer la frontière Nord avec le Mexique pour éviter le trafic de drogue est tout simplement ridicule, parce que 1) les voies maritimes et aériennes prédominent dans ce juteux trafic et 2) les nouvelles drogues comme le Fentanyl et les méthamphétamines peuvent tout aussi bien être produites dans des laboratoires situés sur le territoire des USA. Et aussi, une partie du Fentanyl consommé aux USA provient de Chine, pays qui produit 85 % de la production mondiale du mortel opiacé. Les consommateurs étasuniens pouvaient jusqu’à ces derniers mois y commander sur Internet la drogue qui leur parvenait par courrier. Au début de cette année Trump a sommé le président Xi Jinping de mettre un terme à ce trafic.
Depuis les débuts de la guerre contre la drogue des USA, les foyers de production n’ont cessé de se déplacer sans que la production diminue, au contraire, quand aux routes de la drogues elles s’adaptent aux nouvelles contingences. Les résultats de la lutte contre la consommation de drogue aux USA aurait été bien plus efficace si les dizaines de milliards dépensés en actes de guerre avaient été utilisés pour favoriser l’éducation et les perspectives d’avenir d’une jeunesse sacrifiée. Mais tous le prouve, si le gouvernement réel ou officiel des USA s’inquiète des nouvelles addictions étasuniennes, c’est que cette fois ce ne sont plus les cibles désignées, minorités de couleurs et population pauvre, rebelle ou marginale qui sont affectées mais bien la classe moyenne en majorité blanche.
Le gouvernement du Mexique exige pour sa part un meilleur contrôle des USA sur les armes lourdes utilisées par les narcos qui proviennent de ce pays. Une demande qui est elle parfaitement fondée. Paradoxe : les USA qui prétendent vouloir collaborer avec le Mexique pour lutter contre ce trafic, envoie un ambassadeur dans ce pays, qui a été auparavant un des principaux avocats … du lobby des fabricants d’armes. Mais ce n’est qu’une des données qui met en doute la volonté de collaboration réciproque entre deux pays souverains.
Jusqu’ici chaque fois que j’ai été tentée de prendre AMLO pour un naïf, la suite m’a donné tort. J’espère que ce sera encore le cas cette fois-ci. Cela ne m’empêche pas d’être critique, au contraire, mais c’est un des éléments intéressants de ce processus politique :toute la mobilisation critique de ceux qui soutiennent ce changement de régime et apportent leur contribution en mettant en évidence les lacunes et contradictions du processus. La qualité du débat, du travail des journalistes et autres chercheurs, du travail de milliers de militants et autres travailleurs sociaux est tout simplement impressionnante.
Après que des éclaircissements aient été donné sur le déroulement sur le terrain des événements de Culiacán, un nouvel acteur a été mis en évidence : la DEA qui serait à l’origine de cette action « malheureuse » et qui aurait donné de fausses informations aux acteurs mexicains de terrain prétendant que le Cartel de Sinaloa serait complètement disloqué et que l’arrestation d’Ovidio aurait tout d’une opération de routine. C’est ce qui a été mis en lumière ces derniers jours alors même que les USA exigent à présent d’AMLO de reprendre une « guerre contre le narcotrafic » dont leurs services d’intelligence, le Commandement Militaire Nord et autres groupes militaires US anti-narcos seraient à nouveau les dirigeants depuis la conception de cette lutte jusqu’à un retour de la présence de forces armées et de renseignements des USA sur le territoire mexicain. .Telle qu’elle apparaît aujourd’hui l’opération de Culiacán se révèle clairement comme un acte d’ingérence des USA qui l’ont organisée avec des « complices » mexicains, politiques et membres des forces armées à l’insu du gouvernement du Pays, dans un but d’affaiblissement voir de renversement d’un gouvernement qui au début de ce mois jouissait de 69 % de soutien populaire. Les derniers développement montrent que cette opération est clairement le premier volet d’une stratégie de reprise en main de l’annexion du Mexique, de sa mise sous tutelle.
De nouvelles questions, de nouveaux débats, mais surtout après les révélations des dernières 24 heures, même les plus prudents parmi les analystes ont abandonné la position de « doute raisonnable » pour reconnaître que cette opération ratée de Culiacán fait partie d’un plus vaste plan de déstabilisation du Mexique et de son gouvernement, une réactivation de l’Opération Mérida par les voisins du Nord.
Anne W
Pour en savoir plus sur le narco capitalisme et la guerre « contre les drogues », l’article de Dawn Paley traduit sur ce blog :
Dawn Paley est également auteure du livre
Capitalisme antidrogas. Una guerra contra el pueblo dont la version en Espagnol est en libre accès, la version originale est en anglais.