La violence actuelle ne met pas aux prises deux camps clairement identifiés, comme le prétend la propagande d'État. Des alliances complexes et transversales entre cartels, partis, secteurs de l'Etat et de l'armée se font et se défont, et une grande partie des exécutions reste inexplicable à qui donne crédit au discours du président. Des cartels rivaux s'entretuent, des fusillades opposent tel groupe narco à des militaires qui par ailleurs couvriront le groupe concurrent, des élus et des policiers sont assassinés (parce qu'incorruptibles ou au contraire trop compromis, quien sabe ?) et surtout, des milliers de civils sont victimes des deux camps. Des passants prennent des balles perdues lors de tirs croisés, des automobilistes sont abattus pour avoir marqué une seconde d'hésitation à un poste de contrôle, des jeunes qui tentent de fuir lors d'un ratissage militaire sont arrosés à la mitraillette, des ivrognes meurent parce qu'ils n'ont pas entendu les sommations, des chavos en désintox qui ont eu le tort de sortir du circuit du deal sont massacrés, etc. Plus navrant encore, des dizaines d'enfants en bas âge sont morts par balles, et tous n'ont pas été victimes de tirs croisés... Ceux qui passent entre les mains de la Policia Federal et des autres forces militaires, en particulier des troupes de la Marine, n'ont aucune chance de s'en sortir : il faut faire du chiffre, avec ce que cela suppose de gens ramassés au hasard et torturés des jours durant, d'aveux extorqués, de pauvres bougres emprisonnés sans le moindre élément pour étayer l'accusation... Dans certaines villes du Nord, le couvre-feu n'a nul besoin d'être déclaré, il est devenu une évidence pour tout le monde.
Malheur au civil qui tombe dans cette sale guerre. On ne meurt pas parce qu'on est coupable, on est coupable parce qu'on meurt. Le président Calderón, commentant l'assassinat de seize mineurs à Ciudad Juarez lors d'une fête déclara : "Ils ont probablement été assassinés par un autre groupe avec lequel ils étaient en rivalité". Les parents des victimes installèrent des banderoles sur leurs maisons : "Señor Presidente, hasta que no encuentre un responsable, usted es el asesino". Il arrive même que les enfants de la classe moyenne aisée figurent parmi les victimes de cette stratégie d'intimidation globale, comme ces deux étudiants en Sciences économiques froidement abattus par les soldats à Monterrey, Nuevo León, en avril 2010. Et dire que leurs parents avaient sans doute voté pour Calderón en 2006 !
Cette violence évoque irrésistiblement la guerre civile qui a commencé en Algérie à partir de 1992. Elle rappelle ces massacres inexplicables de villages entiers, dont il est impossible d'identifier les auteurs et les mobiles (les djihadistes ? l'armée ? les villageois d'à côté ?). Confrontés à la tragique absurdité de telles tueries, la plupart des Algériens, déjà en proie à d'innombrables difficultés quotidiennes, ont fini par succomber à l'écoeurement et à la fatalité : et là se situe précisément la véritable raison de ces massacres. Si le propre d'une action militaire est qu'elle se juge à son seul résultat, cette irruption brutale et inattendue de la mort, dans une indistinction effrayante, a pour résultat que toute rationalité déserte le corps social, en Algérie comme au Mexique. On ne cherche plus à comprendre, mais à survivre. La peur atomise, brisant les capacités de résistances collectives et instillant le venin de la méfiance généralisée. La "guerre de Calderón" fonctionne bien comme une stratégie d'intimidation à grande échelle.
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Ciudad Juárez était déjà mondialement célèbre pour les 400 femmes qui y furent assassinées en une dizaine d'années. Mais ce féminicide méthodique n'était hélas qu'un début, et cette ville-frontière devait encore grimper dans le hit-parade de l'horreur jusqu'à devenir actuellement la ville la plus dangereuse du monde. Pas moins de 2700 personnes -dont presque la moitié mineures- ont été assassinées à Ciudad Juárez en 2010. "Genocidio contra jóvenes" affirment des ONG qui réclament carrément l'intervention de l'ONU. "Estamos frente a juvenicidios que deben atenderse con una estrategia diferente a la actual. Ciudad Juárez se está vaciando de actividades sociales, públicas y de negocios por el terror en la poblacion" déclare le 25 novembre 2010 Nashiely Ramírez, membre de Ririki Intervención Social. " ¡Ya Basta de esta situación absurda y abyecta ! Esto parece más una lucha contra la sociedad que contra el narcotráfico", déclare Clara Gabriela Meyra, du CDH Fray Francisco de Victoria. "Estamos en un narcoestado policiaco-militar", ajoute Adrián Ramírez, de la LMDDH. Ajoutons que l'un des magistrats chargés de seconder Calderón dans la gestion de cette guerre a été procureur général à Ciudad Juárez pendant la période des féminicides, et qu'il se fit remarquer pour son inactivité face à ces assassinats.
Le 29 octobre 2010, des soldats ouvrent le feu sur la "Kaminata contra la muerte" des étudiants de Ciudad Juárez, qui défilaient pour exiger le départ de la Policía Federal et la démilitarisation de la ville ; José Orrontia, connu comme membre de la Otra Campaña, est grièvement blessé dans le dos. Dans un communiqué, la Procudradora General de la República tente de justifier cette attaque en traître du fait que certains manifestants étaient masqués (visage peint ou passe-montagne)...
Que l'armée dégomme des civils à tout va, quoi de plus normal ? Que faisait-elle, quand elle massacrait au Chiapas ou dans le Guerrero, il n'y a pas longtemps ? A présent, c'est dans le Chihuahua qu'elle assassine ceux qui ont le tort d'ouvrir leur gueule. Assassiné, Armando Villareal Martha, leader paysan dans cet Etat et organisateur de plusieurs refus de paiement contre les tarifs de la Comisión Federal de Electricidad... A Ciudad Juárez même, assassinés, Manuel Arroyo, enquêteur sur la condition ouvrière dans les maquiladoras ainsi que Geminis Ochoa, représentant des commerçants ambulants, après avoir été tous deux menacés par la Policía Federal pour avoir annoncé une marche contre les abus militaires. Assassinée, Josefina Reyes qui avait été harcelée par l'Armée à cause de ses dénonciations publiques de la militarisation dans la Vallée de Juárez. Assassiné, Benjamin Le Baron, promoteur de mobilisations contre les secuestros. Asssassinée, Suzana Chavez, qui dénonçait inlassablement le féminicide de Ciudad Juarez. Certains ont été victimes de cartels, mais beaucoup ont été exécutés par des tueurs de la PF, de la Marine ou des troupes aéroportées. Sans parler de journalistes tués ou embarqués et roués de coups pour avoir relayé les plaintes de civils contre les agissements des soldats -certains ont même dû s'exiler aux USA.
L'armée est l'ultima ratio de l'État. Qui, à part les électeurs les plus convaincus du PAN, pourrait bien faire confiance à l'armée ? En décembre 2010, le Centre International des Droits de l'Homme a rendu une sentence contre l'Etat mexicain, relative à l'arrestation de Rodolfo Montiel et Teodoro Cabrera arrêtés par l'Armée le 2 mai 1999, détenus et torturés pendant plusieurs jours. Ces deux paysans défendaient la forêt de leur village de Petatlán (Guerrero), concédée par le pouvoir central à une multinationale du bois. Ils furent arrêtés puis condamnés sous l'accusation de... narcotrafic. Ils ne durent qu'au changement présidentiel de 2000 d'être libérés pour "raisons humanitaires" en novembre 2001. Ce n'est qu'un exemple récent, s'ajoutant à des milliers d'autres du même tonneau. Cette affaire-ci a amené le CIDH à exiger de l'Etat mexicain une réforme du Code de Justice Militaire... Laquelle réforme, censée prévoir le jugement et la condamnation de militaires coupables de sévices, tortures et meurtres sur des civils innocents, se trouve bloquée au Sénat à cause des pressions des militaires. Les soldats chargés à la cocaïne ou à moitié ivres qui allument n'importe qui ne risquent donc rien, du moins tant qu'ils se contentent d'allumer des civils (deux soldats pris de boisson ont eu eux la mauvaise idée de tuer un policier dans le métro de Mexico le 20 janvier...).
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Une violence vertueuse, celle de l'Etat, prétend mettre fin à la violence mafieuse des narcos. Mais la barbarie des seconds porte la marque de fabrique des premiers. Quand on sait combien il y a d'anciens flics et d'anciens soldats dans les équipes de tueurs au service des cartels, on est moins étonné par l'écoeurante atrocité et le sadisme spectaculaire de nombre de ces assassinats.
Ils rappellent à s'y méprendre les opérations de répression du temps de la "guerre sale" des années 1960-1980, avec les disparitions d'opposants au régime, les massacres de manifestants désarmés, les villages entiers exterminés... Et certaines innovations macabres, comme de pendre des cadavres sur des ponts autoroutiers ou exposer des têtes coupées en place publique, sont presque signées : où donc apprend-on à tuer et à mutiler ainsi de sang-froid, sinon dans les forces contre-insurrectionnelles et dans les groupes paramilitaires ?
La violence paramilitaire est bien la matrice de toute cette violence dans laquelle baigne à présent le Mexique. C'est le milieu informel où se sont croisés pendant des années soldats professionnels faisant des extras, narcotrafiquants et petites frappes du PRI. A cette différence que les exactions paramilitaires visaient des communautés rebelles, alors que la guerre de Calderón vise à mettre tout le monde en condition. Et d'où vient l'argent qui a servi à recruter, armer et entraîner ces groupes paramilitaires qui continuent de sévir dans les Etats du Chiapas, de l'Oaxaca, du Guerrero et du Michoacan ? Les fonds secrets de l'Etat, sans aucun doute ; et pourquoi pas ceux, tout aussi secrets, du narcotrafic ? Et existe-t-il vraiment une différence entre les deux ?
Le 12 août 2009, la Cour Suprême de Justice de la Nation ordonnait la libération des auteurs du massacre d'Acteal. Rappellons qu'en décembre 1997, ces gens avaient assassinés 45 personnes, principalement des femmes et des enfants, appartenant à la communauté Las Abejas, dans le village d'Acteal, au Chiapas. Cette communauté, pour professer la non-violence n'adhérait pas à l'EZLN, mais se trouvait en sympathie avec ce mouvement. Le message d'Acteal était très clair : quiconque ne refusait pas catégoriquement tout contact avec l'EZLN pourrait mourir de la même manière. Ces meurtres trahissaient l'influence des centres de formation anti-guerilla, par exemple le fait d'éventrer et de démembrer les cadavres, comme cela se faisait au Guatemala voisin du temps de la contra. La libération des exécutants matériels du massacre -les mandataires n'ayant jamais été formellement identifiés...- alors que la guerre de Calderón battait déjà son plein constitua un second message.
C'est ce type de message que les uns et les autres protagonistes de la "guerre au narcotrafic" s'envoient actuellement à coups de massacres. Car tous ces morts parlent ; ils parlent un langage, celui de cette paranoïa qui caractérise l'exercice d'un pouvoir absolu. A celle des narcotrafiquants fait écho celle de l'Etat. Par nature, le narcotrafic érige la suspicion et la crainte obsessionnelle de la trahison en règle de comportement. Par nature, l'Armée considère tout civil comme un suspect. On sait bien comment les soldats US déployés en Irak ont été formés à se méfier de tout passant -un vieillard, un gamin peuvent porter une bombe, mieux vaut ne prendre aucun risque et tirer le premier, toute la population irakienne ainsi suspecte a payé le prix de cette psychose yankee. C'est exactement cette paranoïa que les dirigeants US ont réussi à imposer à tout le Mexique, via le gouvernement du PAN.
Les narcos développent cette même paranoïa militaire envers tout civil. En décembre 2010, les corps de 22 michoacans qui avaient disparu fin septembre à Acapulco étaient retrouvés, enterrés. Il s'agissait d'ouvriers d'une entreprise qui chaque année s'offraient une petite excursion en groupe à Acapulco. Ils sont morts uniquement parce qu'ils venaient du Michoacán. En effet, on apprendra par un "repenti" que les Zetas les avaient pris pour des hommes de la Familia venus opérer dans la capitale touristique du Guerrero...
C'est que jusque-là les territoires étaient définis. Le cartel du Golfe contrôlait la côte Est, du Guatemala à la frontière texane, ceux du Pacifique (cartel de Sinaloa, cartel de Juárez, Familia etc.) contrôlaient la côte ouest et la frontière de Tijuana jusqu'à Ciudad Juárez. Les Zetas, qui se sont séparés du cartel du Golfe depuis la mort de son fondateur, mènent une offensive tous azimuts visant à terme à contrôler toutes les voies vers la frontière. Ce qui n'est pas gagné : à Acapulco, par exemple, le cartel de Sinaloa a revendiqué l'assassinat de 27 Zetas en une seule journée de janvier 2011... On parle à présent d'un "efecto cucaracha" : la dispersion des organisations narcos et de leurs activités dans tout le territoire, ce qui promet une diffusion encore plus capillaire de la violence.
Alèssi DELL'UMBRIA, Oaxaca janvier 2011.
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