Il est rare que je me laisse impressioner par une personnalité, surtout quand il s'agit d'une personnalité ultra médiatisée... et Camila Vallejo m'impressione et si elle m'impressionne, au-delà de toutes les autres qualités dont elle fait preuve, c'est surtout par son humilité dont nos politiciens "de gauche" ferait bien de prendre de la graine - elle ne tombe pas dans le piège, chaque fois que la perche lui est tendue qui lui permettrait de se donner de l'importance personnelle, elle nousr appelle qu'elle n'est pas seule, juste la partie la plus visible d'un mouvement qui est une construction collective cohérente issue d'un long travail collectif sans cesse remis ensemble sur le métier. Son attitude est une constante redistribution du pouvoir au collectif qui le constitue et ne cesse de s'étendre. Il y a bien des leçons à tirer des quelques propos rapportés ici.
Journaliste (J) : Qu’est-ce qu’être de gauche aujourd’hui ?
Camila Vallejo (CV) : Tout d’abord, il faut comprendre la nécessité de transformer en profondeur la société et le système politico-économique et culturel, mais aussi prendre conscience que cela requière une action collective, un travail collectif qui doit se faire de manière organisée et dans l’unité. Ensuite, cette transformation, doit permettre de retrouver la suprématie des peuples ; particulièrement au Chili, où cette suprématie ne signifie pas seulement la récupération des ressources naturelles mais aussi de pouvoir distribuer mieux le pouvoir politique. Il faut une démocratie beaucoup plus collective, plus participative, pour cela, il y a besoin de créer au sein des institutions les espaces nécessaires pour que ce soit la société dans son ensemble qui prenne en main la construction de son futur. Avec comme principe de base une plus grande justice sociale, à la fois une justice distributive mais aussi productive, c’est-à-dire non seulement la récupération des moyens de production matériel, mais aussi culturel, dans la connaissance qui doivent se démocratiser. Je pense que c’est le grand défi de la gauche aujourd’hui.
J : Pourquoi ce mouvement apparait maintenant, 23 ans après la fin de la dictature ? Pourquoi a-t-il fallu tant de temps ? Il semblait qu’au Chili il ne se passait rien…
CV : Au Chili, il se passe tout le temps quelque chose, ce qui se passe c’est qu’on ne montre pas ça. A l’extérieur, on dit que nous sommes les jaguars de l’Amérique latine, que nous sommes un pays exemplaire, avec un système éducatif exemplaire, que nous avons une stabilité de l’Etat très bonne, un très fort développement économique, que l’on élimine la pauvreté mais on ne montre jamais à quel point se sont accumulés les mécontentements sociaux à cause de luttes qui se sont mal terminés.
Nous avons eu des mobilisations, pas aussi massives que celle-là mais qui ont été importantes tout de même, qui ont mis des propositions sur la table mais l’institution politique n’a pas permis de les exprimer et que cette opinion ce transforme en quelque chose de concret comme on projet de loi ; du coup, il y a une accumulation de mécontentement qui a aussi quelque chose à voir avec répétition et l’augmentation de l’inégalité dans notre pays. Un pays qui a combattu la pauvreté et l’indigence, et où au contraire, l’inégalité augmente toujours plus. Le pire c’est que les gens ont pris conscience que cette inégalité n’est pas due à la simple continuité des choses, mais que c’est le produit chaque fois recréer du système mis en place par la force sous la dictature. Voilà pourquoi cette explosion sociale n’est pas quelque chose de spontané mais qui vient de l’accumulation et de la maturation des luttes sociales antérieures.
J : Pourquoi bénéficiez-vous de tant d’appui et de sympathie dans la population et pas seulement au Chili ? Vous vous y attendiez ?
CV : Je crois que nous nous attaquons à des problèmes médullaires du système et cela a généré une transversalité des luttes. Ce n’est pas une lutte corporatiste, pour la défense d’un problème de corporation ou quelque chose qui ne touche pas directement les étudiants ; la problématique posée et la demande qui est faite est une demande profondément sociale, pour tous, et pas seulement pour la génération actuelle mais aussi pour les prochaines. Cela a provoqué de la sympathie et a réveillé la conscience de beaucoup de personnes en rendant l’espérance à ceux qui avaient lutté et s’étaient arrêté de se battre par peur. Voilà à mon sens les principales richesses de ce mouvement : la transversalité de cette lutte, le réveille des consciences, la critique du système et surtout, le fait que notre mouvement soit conséquent). Je crois que nous n’avons pas cédé, non par intransigeance mais par responsabilité devant des questions qui sont pour nous éthiques et morales, qui sont légitimes. C’est cet aspect qui a, je pense, généré la meilleur résonnance sociale à ce mouvement.
J : Quelles sont les peurs et les espérances de ce mouvement après tous ces mois ?
CV : L’espérance est grande, parce que le Chili n’est plus le même qu’avant. Il y a eu réveil mais aussi un changement ou le début du changement dans la structure mentale qui n’est pas encore réalisé mais que l’on aperçoit. A partir de là peuvent se développer des processus de construction bien plus enracinés dans la base sociale qui permettent de reconstruire le tissu social détruit pendant la dictature.
La crainte la plus grande est que notre lutte ne trouve pas de traduction et que la frustration soit si grande qu’elle mène à un repli sur soit prolongé. Que va-t-on faire maintenant, par exemple un repli tactique pour accumuler les forces et reposer toute la stratégie vu que le gouvernement ne fait rien ; c’est notre plus grande crainte « que faire ? », pas seulement Lénine mais aussi d’autres intellectuels parlent de comment doivent se mener les luttes de sociales. Il y a des moments où on ne peut pas faire pression, pression, pression, constamment, mais il faut savoir prendre le pouls, se retirer et remettre la pression avec plus de force. Je crois que cela nous manque et que nous n’avons pas réussi à le mettre en place.
J : Quelle place prend la technologie dans la vie quotidienne des jeunes chiliens ? Quelle valeur donnez-vous aux réseaux sociaux ? Ont-ils été réellement importants dans ce mouvement ?
CV : C’est un véritable outil qui dynamise les flux d’information, les convocations. Je crois qu’ils ont permis une plus grande fluidité mais ils n’ont pas été le facteur déterminant pour l’articulation d’un mouvement large et massif. Je pense que ça se travaille au sein de l’organisation, de façon personnelle. Ce mouvement ne s’est pas créer grâce aux réseaux sociaux. Il est né d’une construction qui date de plusieurs années. Ce sont les organisations, leur maturité politique, l’articulation avec d’autres espaces. Le rôle des réseaux sociaux a été de dynamiser mais pas de construire le mouvement ; le construction est née du travail individuel, non médiatisé sur Facebook, internet ou Twitter.
J : Comment participe le peuple mapuche dans les mobilisations étudiantes ?
CV : Le peuple mapuche est un acteur qui bien que minoritaire, s’est bien intégrer à ce mouvement. Non seulement pour demander au vue de l’histoire la récupération de leurs terres mais aussi parce que les problématiques de l’éducation sont bien plus larges que ce que nous pensions. Comment on se forme, comment on s’éduque. C’est à travers le processus d’éducation que l’on reconnait les diverses identités et dans leur cas, la considération du peuple mapuche qui est différent du peuple chilien. Le projet éducatif que nous proposons prend en compte la réalité du peuple mapuche : su histoire, sa construction, sa vision de la société, du futur, sa relation à l’environnement. Nous ne devons pas seulement voir comme un défi d’arriver à introduire tous ces points-là dans le système éducatif, mais comme une question à part, qui sert à alimenter notre connaissance. C’est notamment pour cela qu’a beaucoup compté l’intégration de la fédération Mapuche des Etudiants dans la Confech car elle nous a permis de repenser le projet éducatif avec ces points.
J : Quel est le rôle de la presse et des journalistes dans ce mouvement ?
CV : C’est un pouvoir factice. La presse au Chili est très contrôlée par les grands groupes économiques, elle joue largement en faveur des intérêts du gouvernement. Nous connaissons tous les magnats qu’il y a derrière les grands media. Notre mouvement, au moins au début, a disposé d’une très bonne opinion publique parce qu’il était très large dans les manifestations, très créatif, très divers et joyeux ; comme cela, les media sont contraints à être plus impartiaux. En revanche, avec le développement du conflit on est arrivé au point où le gouvernement ne résoudra rien et les media ont changé de stratégie, ils veulent discréditer le mouvement en évoquant la supposée délinquance, les violences, la nécessité de rester ferme, de criminaliser la protestation sociale ; Donc évidemment les media font partie du système –un système de communication- dans lequel on reproduit l’hégémonie d’un discours dominant, un discours qui est celui du gouvernement actuel, des secteurs les plus réactionnaires.
En revanche, les media alternatifs jouent un rôle de plus en plus important, créé par la nécessité de mieux communiquer. Avec une plus grande objectivité, un peu plus en faveur de ce qu’est réellement le mouvement étudiant.
J : A quel moment avez-vous senti que ce mouvement aurait tant de force ?
CV : En vérité, nous avons été très surpris. Dans la première manifestation, nous n’attendions pas plus que 3 mille personnes et nous avons été plus de 10 000. Ça a été la première surprise. Ensuite, la 2ème et la 3ème manifestation à chaque fois plus importante. Chaque manifestation que nous appelions réunissait toujours plus de monde.
Il est vrai que nous avons eu une surprise continue durant toute cette période et nous nous sommes dit quelques fois que nous faisions un bon qualitatif dans le mouvement. Mais nous savions que le mouvement partait de quelque chose de simple et concret : l’endettement, le problème de financement en allant vers des questions plus politiques, le système éducatif que nous voulons ainsi que la question sociale ; tout cela fait partie des interrogations sur le modèle de développement du Chili. De fait, la problématique n’était pas liée à un secteur particulier mais à l’ensemble de la société, un problème systémique. Tous les secteurs ont été touchés par l’inégalité et l’injustice à cause de ce modèle de développement qui ne garantit pas les droits fondamentaux.
A un moment donné, nous nous sommes rendus compte que nous étions en train de faire un saut qualitatif et que e problème n’était pas seulement celui de la qualité de l’éducation mais de la qualité de notre démocratie, boiteuse et faible. Elle a besoin d’être repensée, reformulée et dans ce sens, d’autres organisations, d’autres secteurs commencent à s’impliquer et c’est là la principale richesse de notre mouvement. De plus en plus de travailleurs, de citoyens, de mouvements écologistes, homosexuels… s’impliquent en réalité, toutes les minorités avec des problèmes largement partagés.
J : Un jour, le sous-commandant Marcos a qualifié les partis officiels mexicains de « mains gauche de la droite ». Est-ce que ça vaut aussi pour la Concertation (union des partis du centre et de gauche) ?
CV : Oui évidemment. Finalement la Concertation est l’autre droite. Au Chili, il n’y a jamais eu de social-démocratie, jamais de retour à la démocratie via un processus de transition. C’est une transition qui ne se termine jamais. C’est la gestion du modèle imposé par la dictature alors qu’on aurait eu la possibilité et la majorité suffisante pour effectuer les transformations structurelles nécessaires. Mais ils s’accommodent très bien du modèle néo-libéral qui leur amenait un profit, comme dans l’éducation par exemple.
La Concertation a un conflit d’intérêt ; elle est responsable d’écoles, d’universités… Du coup, toute la critique et la méfiance qui nait chez les jeunes et dans la société en général vis-à-vis de la Concertation est justifiée et elle doit assumer ce qui a été fait. Elle doit assumer politiquement ou alors il y aura un opportunisme politique ; il doit y avoir de l’humilité et une autocritique très forte.
LA REVOLUTION DES PINGOUINS
Pendant la révolution des pingouins j’étais en première année d’université. Evidemment, c’était quelque chose d’impressionnant et fort d’un point de vue de sa masse. Elle a été bien plus courte comme manifestation.
Mon opinion est que l’on a perdu l’opportunité d’étendre à d’autres secteurs. Je crois que les étudiants ont voulu joué un rôle trop exclusif. Ils ont voulu rester seuls à ce moment, sans inclure d’autres secteurs ; ils voyaient les universitaires comme des soutiens mais pas comme des acteurs du mouvement. Il y a eu une marginalisation, qui était compréhensible et légitime à ce moment, pour ne pas mélanger les éléments et appuyer une demande centrale, pour pas que le mouvement soit industrialisé. Il y avait une bonne opportunité pour faire une question plus transversale et avec une force plus importante. Il y a eu une commission de négociation où il n’y a pas eu suffisamment de préparation, aucune synergie des forces et qui s’est achevée rapidement par une trahison de la classe politique. Cela a généré une frustration très forte qui a mis un coup d’arrêt immédiat. Mais ça nous a aussi aidés à murir et à utiliser cette expérience pour ne pas tomber dans les mêmes travers. C’est aussi ce qui nous a servi a duré autant et à ne pas tomber dans le jeu de la manipulation.
Quand le mouvement actuel des étudiants chiliens commençait à prendre, la presse ne savait même pas écrire correctement ton nom, ils te présentent immédiatement comme leader du mouvement. On dirait qu’en ce moment, après la chute des « socialismes réels », qui n’étaient pas si réels, ni si socialistes, les gens et les jeunes ne veulent plus de leaders d’avant-garde illuminée… Nous vivons la nécessité de réétudier le thème du pouvoir en dehors mais aussi à l’intérieur de notre propre mouvement. Comment tu vois ce sujet ? Tu te vois comme un leader, comme une dirigeante, une coordinatrice, une porte-parole ?
Je crois que l’histoire nous met là. Je ne pense pas que nous soyons des leaders nés, ce sont les circonstances qui m’ont mises là ; ça aurait pu être quelqu’un d’autre et ça a été à notre tour. Je crois que ce mouvement est dû au travail de tous, pas principalement aux têtes visibles mais a tous ceux qui le construisent jour après jour. Pas parce qu’ils vont manifester, mais parce qu’ils construisent dès l’assemblée, dans l’articulation avec les autres organisations et je partage l’idée que le pouvoir ne doit pas être concentré dans une direction mais dans la base du mouvement. C’est un vrai défi car aujourd’hui, il n’existe pas la révocation du pouvoir, c’est-à-dire que la problématique se pose toujours, même si il y a un vrai potentiel qui se met en marche, d’arriver à mettre nous-même en œuvre ce que nous demandons, en sachant que c’est une lutte de longue haleine.
Nous ne donnons pas un chèque ne blanc tous les 4 ans à ceux à qui nous donnons la responsabilité de faire le changement, nous nous chargeons nous même de ça. Aujourd’hui, il existe toujours, pas seulement au Chili mais dans le monde entier, la nécessité de voir la question de la prise de responsabilité. Les gens ressentent la nécessité de suivre des héros qui mettent en place les processus, ça leur permet de reprendre l’espoir mais je crois qu’il faut repenser ça. Il faut faire prévaloir l’idée que le pouvoir et le moteur des mouvements doit venir des masses. C’est fondamental et au Chili, en quelque sorte, ça s’est développer comme ça bien que les media jouent beaucoup sur la personnification.
J : Dans les 5 derniers mois, tu es devenue très connue et aimée des gens, pas seulement au Chili. On dit que les gens changent avec le pouvoir ou les responsabilités. Quel est ton expérience là-dessus ?
CV : Je ne sais pas si j’ai le temps pour que ça me monte à la tête. J’ai encore du mal à assimiler l’impact que ça a sur les gens. On se focalise beaucoup sur moi, moi, moi… mais je crois que nous avons bien les pieds sur terre. Quand tu écoutes les politiques professionnels, le mot je est le plus fréquent…
Ce qui est vrai chez les politiques professionnels ne s’applique pas à notre mouvement je crois. C’est important de le rappeler parce que souvent quand nous participons à des réunions et des meetings, on nous applaudis en tant qu’icône, mais les applaudissements doivent être destinés à tous les camarades qui le méritent vraiment en ce moment. On nous voit dans les réunions et devant les caméras mais il ne faut pas oublier le travail des camarades sans quoi rien ne serait possible. Ce sont les étudiants, les travailleurs et les professeurs qui construisent le mouvement chaque jour. Pour nous, c’est bien clair, et ça nous a beaucoup aidés à garder la tête froide.
INFLUENCES ET ANTECEDENTS HISTORIQUES
C’est peut-être la culture que j’ai reçu de mon Parti, mais je crois qu’il n’y a pas besoin d’être communiste pour reconnaitre et admirer Violette, Victor Jara et Allende. Ce sont eux que j’admire le plus en tant que combattants dans la culture ou la politique. C’était des travailleurs de la culture et ils militaient pour un projet de transformation pour le peuple, ils ont tout sacrifié pour ça. J’ai beaucoup d’admiration pour ces personnes et pour tant d’autres qui se sont battus par le passé comme (Luis Emilio) Recabarren. Et aussi de toute l’Amérique Latine : Mariategui, Galeano, Che Guevara mais j’ai beaucoup plus d’admiration et de proximité avec les travailleurs de la culture et Salvador Allende.
J : Qu’est-ce que tu voudrais dire aux jeunes mexicains et latino-américains ?
CV : A ce du Mexique, je veux dire merci pour l’exemple de lutte. Ils, notamment ceux de l’UNAM, nous ont montré que c’était possible et ça nous a donné beaucoup d’espérance. Et aux jeunes d’Amérique Latine, je veux dire qu’ils assument avec responsabilité ce qui a été initié. Il est nécessaire de toujours se référer à certains principes : premièrement, renforcer nos organisations. C’est un fil que nous avons construit à force de sueur, de sang et de larmes. Il faut les protéger parce qu’elles sont notre patrimoine, c’est notre principal atelier pour la construction d’une société différente.
Il faut toujours maintenir l’unité, quels que soient les différences. Les gauches sont multiples dans chaque pays ; elles doivent être construites malgré les différences. Nous n’avons qu’un seul ennemi, il n’est pas dans nos rangs. D’autre part, il faut comprendre que les grandes transformations ne peuvent pas être menées par les seuls étudiants. Il faut inclure les travailleurs, nos familles et avoir une bonne stratégie de communication. Souvent, nous pensons que n’importe qui peut comprendre ce que nous voulons mais ce n’est pas comme ça. Il faut aborder le sens commun bien qu’il ne soit pas toujours le plus partagé. Il faut adopter un langage qui arrive jusqu’au plus humble et au plus pauvre. C’est quelque chose qu’on doit régler avec intelligence sans perdre le contenu.
C’est une recommandation, ce n’est pas seulement la lutte des chiliens mais celle de tous les jeunes, les étudiants et tous les peuples. C’est une lutte pour la dignité humaine, pour retrouver nos droits et atteindre la dignité que nous voulons, une société plus humaine.
Source : entretien avec Camila Vallejo - Le blog du MJCF du Pas-de-Calais