Quelle horrible faute découvrira-t-on, un jour, je suppose, qu’aurait pu commettre le gouvernement de CFK (Cristina Fernandez de Kichner, ndlt) pour mériter la haine qu’il réveille dans certains secteurs ? Qu’est-ce qui nous permettra de comprendre comment une éditorialiste de La Nacion en arrive à présenter un livre conjointement avec le leader du Parti Ouvrier (PO) ? Difficile de le savoir. Mais nous devrions essayer de comprendre une chose. En Argentine, et dans presque toute l’Amérique latine, a lieu un combat entre les intérêts néolibéraux et les gouvernements apparus au début de la première décennie de ce siècle. Si nous essayions de chercher le fond du problème nous pourrions affirmer qu’il existe (et cela depuis plusieurs siècles) un débat autour de l’Etat. Sur la relation entre Etat et Economie. L’Etat doit-il intervenir sur le libre cours de l’économie ? Doit-il se replier sur soi-même et n’assurer que le maintien de l’ordre intérieur ?
Depuis José Martinez de Hoz [1], on entend dire que moins d’Etat c’est plus de Nation. Il s’agit-là d’une consigne particulièrement précise pour expliciter la pensée de l’un des défenseurs les plus acharnés de la déréglementation économique [2]. Nous parlons ici de Friedrich von Hayek, aujourd’hui considéré comme le père du néolibéralisme. Ce qu’il est, en effet. Si Videla a faite sienne cette consigne sur la grandeur de la Nation qui reposerait sur une réduction de l’Etat, personne ne s’étonnera d’apprendre que la théorie de von Hayek est basée sur le concept d’un Etat minime. Ainsi, Hayek a inspiré non seulement le gouvernement de Videla mais aussi ceux de Pinochet, Reagan et Thatcher. Sa défense du libéralisme économique l’amène à soumettre la démocratie à ses postulats. L’Etat devra simplement garantir l’ordre spontané du marché. Hayek a une foi puissante en l’autorégulation du marché. Il ne fait pas appel à la main invisible dont parlait Adam Smith, il n’en a pas besoin. Il fait davantage confiance que ce dernier au pouvoir du marché. Le libre marché et la démocratie s’autoalimentent, l’un est la garantie de l’autre. Mais ils ne sont pas équivalents. Le marché détient la suprématie absolue. Le libéralisme économique détrône le politique. Hayek finit par faire davantage confiance au marché qu’à la démocratie. Il a peur d’une démocratie planificatrice. Ce n’est pas elle qui pourrait garantir l’ordre spontané du marché.
Hayek déteste l’interventionnisme d’Etat et se lance en croisade contre ce fléau. Le mot « planification » et ce qu’il signifie provoque chez lui colères et crises démesurées. Si une démocratie est planificatrice ce n’est pas une démocratie. Il faudra la dépasser. Seule une démocratie qui ne planifie pas est une démocratie. La planification et l’Etat interventionniste sont la même chose pour Hayek. Il n’est pas étonnant qu’il ait, lui et les siens – les Chicago Boys, appuyé des régimes aberrants sur le plan politique, social et des droits de l’Homme. Cela ne les dérange pas. Ils préfèrent une démocratie autoritaire (ce qui est un oxymore), voire même un régime totalitaire s’il leur permet de s’opposer à la planification, à la régulation de l’économie. Le marché doit être libre, coûte que coûte. Cela ne les dérange donc absolument pas de soutenir des Pinochet et Videla. Les « Chicago Boys » ont joué un rôle important au Chili et en Argentine. Les disparus disparaissaient dans des zones où régnaient le marché libre, la dérégulation économique et la réduction de l’Etat, ce qui était tout le contraire des options choisies par les régimes socialistes et populistes. C’était – pour Hayek et les siens – une noble cause que de faire disparaître. S’il faut tuer pour cela, on tue. Le contraire est pire. Quel est « le contraire » pour Hayek ? Nous l’avons déjà perçu : la régulation du marché par l’interventionnisme de l’Etat. Cela a un nom au sein même du capitalisme : c’est le capitalisme du New Deal. Celui de Keynes.
D’après ce que l’on sait, Keynes sauva les Etats-Unis du krach de 29 en appliquant les théories du New Deal qui reposaient sur l’intervention de l’Etat dans l’économie et sur le plein-emploi. Le plein-emploi garantissait la capacité de consommer pour la population, et la capacité de consommer garantissait le développement des industries. Il s’agissait d’un plan pour sauver le marché intérieur. Il existe un lien dialectique entre la production et la consommation, lien que le libéralisme et le néolibéralisme abomineront toujours. Il est pourtant simple et manifestement raisonnable : ce dont a besoin une industrie de production, c’est d’un marché de consommateurs. Ce dont a besoin un marché de consommateurs, c’est d’une industrie de production. Les deux se dynamisent réciproquement et créent ce qui permet à un pays d’être autonome. Un marché intérieur national soutenu par un Etat Bienfaiteur des intérêts nationaux et des petites et moyennes entreprises qui produisent pour le marché intérieur. C’est cela que les néolibéraux nomment « populisme ». Le « populisme » - partant de l’idée de plein-emploi – oublie le marché au bénéfice du « peuple ». Ensuite, l’interventionnisme d’Etat entraîne l’autoritarisme et la corruption. Tandis qu’un « minimum d’Etat » garantit la transparence du marché dans les grandes entreprises qui sont celles dont profitera vraiment le peuple, non pas grâce à la démagogie, mais en fonction de la théorie du ruissellement (Trickle-down effect). De plus, il n’y a qu’un pas du populisme à l’autoritarisme et aux économies planifiées socialistes.
Avec la chute du mur de Berlin, les puissances occidentales ont vu s’ouvrir à elles un terrain fertile pour leurs plans déjà connus ou à venir. C’est ainsi qu’apparait le célèbre consensus de Washington, dont les principaux points sont les suivants :
- 1. Discipline budgétaire des gouvernements.
- 2. Réorientation des dépenses publiques vers les secteurs de l’Education et de la Santé.
- 3. Réforme fiscale et effort tributaire, basés sur un large bassin de contribuables et sur des impôts modérés.
- 4. Dérégulation financière et taux d’intérêt libres en fonction du marché.
- 5. Taux de change compétitif, régi par le marché.
- 6. Libre-échange entre les nations.
- 7. Ouverture aux investissements directs étrangers.
- 8.. Privatisation des entreprises publiques.
- 9. Dérégulation des marchés.
- 10. Sécurisation des droits de propriété.
Ce Consensus (inspiré par l’économiste John Williamson) recèle de nombreux points communs avec les thèses de Von Hayek. Il fut appliqué dans notre pays sous le gouvernement de Carlos Saul Menem.
- Cette discipline budgétaire exigeait des comptes clairs au niveau de la macroéconomie. Le pays qui accueillait les capitaux multinationaux devait en assurer la sécurité et ne pas les soumettre à des risques indésirables. Les « comptes clairs de la macroéconomie » représentaient la théorie « du ruissellement ».
- Une fois satisfaits les besoins de la macroéconomie, la coupe serait pleine et il y aurait alors des retombées pour les classes nécessiteuses, qui devraient attendre jusque-là.
- Les impôts modérés profitaient aux grandes entreprises. Ce n’est pas la même chose d’être un contribuable déclarant des millions de pesos ou d’en être un déclarant deux milles pesos. De toute évidence, il est absurde d’appliquer aux deux des impôts modérés. Mais, appliquer des impôts plus élevés aux gros contribuables supposerait une intervention de l’Etat populiste ou totalitaire qui conduirait à une dérégulation du cours naturel des marchés.
- La dérégulation financière est un rêve du capital transnational et les taux d’intérêt, s’ils sont conformes au marché, seront le résultat d’accords entre les grands monopoles qui le dominent.
Un immense cynisme se cache derrière tout cela. Personne n’ignore que le marché, s’il n’est pas régulé, s’il est livré à sa propre mécanique, tombe entre les mains des monopoles. Seul l’Etat peut – pour le moins – défendre l’équilibre du marché. Dans le cas contraire, comme nous l’avons dit, ce dernier tombe entre les mains des monopoles. Comment ? C’est très simple. Les monopoles peuvent vendre à perte pendant un an, ruinant ainsi toutes les petites et moyennes entreprises du « marché libre ». Alors, ils les achètent et les intègrent à leur groupe. Le marché, livré à sa propre dynamique, se concentre et finit par devenir le patrimoine de trois ou, tout au plus, quatre entreprises. De fait, le libre commerce devient très vite la négation de la démocratie. Les autres points découlent de ce que nous avons déjà analysé et – vus sous cet éclairage – sont pathétiques. Des mensonges qui nous offensent.
Depuis toujours les néolibéraux et les vieux libéraux à la tête de gouvernements ouvertement génocidaires (n’oublions pas que Hayek et les siens n’ont pas hésité à soutenir « des démocraties libérales autoritaires » basées sur l’extermination d’êtres humains) ont accordé plus de valeur à la défense du marché qu’à la démocratie. Ils ont fait remarquer avec insistance (et il s’agit là, malheureusement, d’un argument que les régimes socialistes leur ont servi sur un plateau) que les désastres humanitaires de l’Union soviétique, ou de la Chine, ou ceux de Pol Pot et de ses Khmers rouges au Cambodge justifiaient ceux qu’ils avaient soutenus au nom de causes plus nobles, en lesquelles ils croyaient sincèrement.
En résumé, ce qui se joue aujourd’hui - entre autres choses, telles que les ambitions personnelles, les haines exacerbées, les coups bas, etc. – c’est le sort d’un gouvernement National Populaire et Démocratique uni au keynésianisme de la régulation du marché et de l’interventionnisme d’Etat avec le risque d’un retour à Hayek, au John Williamson du Consensus de Washington, à l’hégémonie des grandes entreprises monopolistiques. Il est remarquable que l’argument principal avancé soit celui de la corruption, alors que ce sont eux qui ont mis en place les gouvernements les plus corrompus de l’Argentine, celui des militaires massacreurs de 76 et celui de Carlos Saul Menem qui leur offrit le pays afin qu’il leur serve de cobaye pour les recettes voraces du FMI, et qui le mena à la ruine au milieu des plus grands scandales de corruption. Cela ne peut justifier aucune action douteuse du gouvernement actuel. Si cela se confirmait, nous ne manquerions pas de l’attaquer sérieusement. Mais la cause n’est pas la corruption. Il s’agit d’autre chose. Tout gouvernement populaire a été érodé par ce thème de la corruption. Car les gens – manipulés par le pouvoir médiatique hégémonique – croient que les classes supérieures ne volent pas parce qu’elles sont raffinées et ont de l’argent. Ceux qui volent ce sont les sales populistes, emplis d’ambitions bâtardes. Finalement, une des facettes importantes de la tragédie argentine nous montre que :
- La classe moyenne ne veut pas être ce qu’elle est. Elle veut appartenir à la classe supérieure, pas à la classe inférieure.
- Lorsque les gouvernements populistes lui donnent la possibilité d’accéder à un bon niveau économique (qu’elle avait perdu du temps du gouvernement néolibéral), elle se vit de nouveau comme classe supérieure et cherche à destituer ces populistes non-présentables.
- Reviennent au pouvoir les néolibéraux des classes aisées. La classe moyenne est de nouveau ruinée. Elle vote de nouveau pour le populisme.
Et ainsi, jusqu’à l’épuisement ou le vertige.
José Pablo Feinmann, pour Página 12,
Página 12. Buenos Aires, 29 septembre 2013.
Traduit de l’espagnol pour El Correo par : El Correo
El Correo. Paris, 11 octobre 2013.