La paix, c'est ce que réclamait la "société civile" face à l'intervention militaire au Chiapas consécutive à l'insurrection zapatiste de janvier 1994. Depuis, des grandes marches sur la capitale n'ont cessé de réaffirmer le caractère pacifique d'un mouvement de désobéissance et de résistance. Mais, maintenant, c'est la guerre. Et l'indignation, les protestations, les dénonciations sont de peu d'effet.
La "société civile" qu'on croyait pouvoir opposer au "malgobierno" se révèle impuissante face à cette guerre qu'on lui impose depuis quatre ans. Ainsi exacerbée, cette opposition entre la société civile et l'Etat révèle que la première n'est rien face à la puissance universelle de la seconde. La "société civile" n'a finalement pu s'opposer à ce que les accords de l'ALENA soient appliqués. Encore moins peut-elle s'opposer à ce que la guerre de Calderón transforme le pays en enfer.
La morale de cette histoire est pourtant simple : ceux qui ont le pouvoir et la richesse ne nous laisseront plus jamais en paix. Il est vain de gémir et de supplier, encore plus d'invoquer le "retour à la légalité", comme s'il existait une légalité qui transcenderait les rapports de force bien réels qui constituent la raison d'être de l'Etat. Car en dernière instance la légalité, c'est un poste de contrôle militaire sur une route déserte où personne ne viendra à votre secours si les soldats vous brutalisent.
Dresser une vertueuse société civile contre un État corrompu est parfaitement idéaliste. La corruption est précisément ce qui lie les deux. Il suffit d'observer les élections pour s'en convaincre... La société civile est ce qui, dans les pays occidentaux, a remplacé les formes de vie communautaires, méthodiquement détruites par l'Etat et par l'hégémonie bourgeoise -en son temps, Marx, qui put observer cette transformation, définissait déjà la société civile comme la simple somme des intérêts privés.
Ce qu'on appelle l'américanisation n'est rien d'autre que cette transformation -il ne faut jamais oublier que les USA sont la vérité de l'Europe occidentale.
La violence actuelle est la conséquence de cette américanisation du Mexique. Pourquoi donc s'entretue-t-on en-deça de la frontière, sinon pour approvisionner un marché US, en l'occurrence celui du haschisch et de l'héroïne ? Le Mexique n'est pas seulement américanisé parce qu'une part non négligeable de sa population a vécu ou vit aux USA, et qu'en retour les USA inondent le Mexique de leur camelote industrielle. Mais aussi et surtout parce que toute la politique des gouvernements mexicains depuis vingt ans a été dirigée contre les formes de vie communautaires qui perduraient, qui étaient même sorties renforcées de la Révolution. Parce que l'exode rural provoqué délibérément par l'ALENA détruit peu à peu les liens de la communauté et pulvérise les indigènes dans l'espace informe des colonias ou sur les voies de l'émigration. Il en fait des individus libres de tout lien, c'est-à-dire sans défense. Le fait que la violence actuelle se concentre dans des Etats du Nord presque totalement dépourvus de communautés indigénes confirme que l'américanisation gagne le terrain là où, d'ores et déjà, la société civile et l'individu singulier constituent la norme.
Depuis 1994, l'exode rural massif a généralisé la colonia comme troisième modèle, après la ville et la communauté rurale, celui promu à l'avenir. Face à la plèbe des colonias, dépossédée de tout, les classes moyennes s'enferment et suivent l'exemple des riches ainsi que nous le montre le film de Rodrigo Pla, "La Zona" tourné dans la capitale mexicaine. Dans les villes du Nord, ces gens-là préfèrent fuir l'actuelle vague de violence dans les Etats frontaliers des USA, au point où l'on parle à ce propos d'une véritable "migración dorada" : celle-ci ne passe pas en cachette la nuit mais au grand jour à bord d'un 4X4. Welcome ! Déjà américanisée avant même de passer la frontière, cette population va peupler les gathed communities... Du moment qu'il reste des pauvres de l'autre côté de la frontière, pour faire tourner les maquiladoras de Ciudad Juárez ou de Monterrey... L'argent aux USA, le travail au Mexique, n'est-ce pas l'aboutissement rêvé des accords de l'ALENA ?
C'est dans les colonias que les narcos recrutent les gamins sans avenir, les nini -ni études ni travail. On a parlé de juvenicidio à bon droit, vu que les principales victimes de la guerre de Calderón sont ces chavos, recrutés parfois à quatorze ans par les narcos, ou exécutés par les militaires parce qu'ils habitent le mauvais quartier. Mais il est bien déplacé de s'étonner à présent de ce que nombre de ces olvidados rêvent de devenir à leur tour un nouveau "Chapo" Guzmán. Après tout, "El Chapo" n'est que le Carlos Slim des pauvres. Et pourquoi s'étonner de ce que les chavos prennent au mot la propagande néo-libérale : "Enrichissez-vous". Quand aux gens restés dans les campagnes, nombre d'entre eux, ruinés par les conséquences de l'ALENA, sont bien contents d'avoir avec le haschisch et l'amapola une culture de substitution. Les gringos leur imposent leur maïs, ils leur envoient leurs récoltes de pavot...
Le narcotrafic est seulement la forme exacerbée du "rêve américain" dans lequel on a plongé le pays. Et peu importe que ce rêve ait pris la forme d'un cauchemar, il continuera d'agiter le mauvais sommeil d'un pays ravagé. Selon un rapport de Stratfor, l'un des principaux consultants US en matière de sécurité, il y aurait 46 millions de pauvres au Mexique, dont 1% sont susceptibles de passer au crime organisé, ce qui constitue une armée de réserve de 500 000 personnes. En leur temps Pancho Villa et Emiliano Zapata ont tenu des parties entières du pays des années durant avec moins que ça. Et c'est bien cela qui laisse songeur : est-ce que, après quinze ans de mobilisation civiles, il se trouverait autant de gens prêts à risquer leur vie pour un changement social et politique au Mexique ? C'est pourtant bien la question essentielle.
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Le cas du cartel michoacan de la Familia (précurseur des Chevalier du Temple) est extrêmement instructif. Cette organisation envoie un message fin novembre(2010) dans lequel elle propose de se replier dans le seul Michoacán voire de se dissoudre afin "de ne pas continuer à être l'argument avec lequel les autorités fédérales piétinent les droits humains des Michoacans"... Il s'agit d'une proposition de cesser-le-feu, l'armée se retirant du Michoacán et la Familia ne demandant que de "retourner à nos activités productives", tout en se disant prête en cas de refus à poursuivre le bras de fer : " No matamos inocentes ; si es necesario seguir en la lucha lo haremos". Réponse de la Procuradoría General de la República : "El Estado es el garante de la legalidad y de la Constitución, y, por ende, no se puede dejar de perseguir a ningún delincuente.(...) El Estado mexicano es sólido, no se pueden hacer compromisos con quienes nunca han respetado ese estado de derecho, transgreden la ley y atentan contra la paz social..." Toujours la même langue de bois.
Tumbiscatio, Michoacan, comptait 7000 habitants jusqu'en 2010. Il n'en reste plus que 4000. Les autres sont partis, à Morelia, au DF, durant les derniers mois de l'année. Dans cette partie du Michoacán, la Familia constitue le véritable gouvernement. Elle a mis en place une structure de justice parallèlle, à laquelle s'adressent par exemple les femmes battues, lassées de l'indifférence des autorités officielles à leurs plaintes. C'est une femme qui s'occupe de recevoir leur doléances ; et les auteurs de ces violences reçoivent peu après une visite musclée. Les gens de la Familia s'occupent de taxer les ambulants à la place des municipes, fixent les horaires de nuit des bars et comidas ; les taxis paient aussi leur protection tout comme les grandes entreprises agricoles. Un employé licencié s'adresse à la Familia, qui envoie quelqu'un expliquer à l'employeur qu'il vaudrait mieux réintégrer l'employé... Voilà qui n'est pas sans rappeller les façons de faire de la 'ndrangheta.
Aussi n'est-il pas étonnant qu'à la suite de la vaste opération militaire contre la Familia en décembre 2010, on ait vu des manifs à Morelia, capitale du Michoacán, chaque fois deux ou trois cents personnes brandissant des banderoles "Queremos paz", "Queremos trabajo, no policias". Durant les deux dernières semaines de 2010, des habitants de Patzcuaro, Tumbiscatio, Zitacuoro, Apatzingán étaient recrutés et emmenés gracieusement en taxi dans la capitale pour ces manifs express d'une heure au maximum.
Les chefs de la Familia ne manquent pas d'aplomb. Le discours qu'ils ont développé pendant tout le mois de décembre se résume ainsi : les Zetas n'ont pas compris que dans le business il y a des règles à respecter. Nous de la Familia faisons du business et protégeons les gens de notre Etat, les Zetas eux ne respectent rien et en plus ils sont couverts par le gouvernement. Le discours est évidemment destiné en priorité aux habitants du Michoacán sur qui s'excercent le contrôle de la Familia.
Pourtant, c'est bien la Familia qui est derrière la dizaine d'assassinats commis à l'encontre de la communauté nahua de Santa Maria Ostula depuis l'été 2009. Depuis que celle-ci s'est réappropriée les terres communales qui lui avaient été usurpées, et sur lesquelles, au bord du Pacifique, des projets d'investissements touristiques étaient envisagés, projets qui sont, par nature, ceux que privilégient les cartels pour blanchir l'argent de la drogue. En attendant, les gens d'Ostula, organisés en milice communale armée, continuent de tenir tête à la Familia d'un côté et à la Marine de l'autre.
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Au fond, rien de nouveau sous le soleil. Les militaires veulent la guerre et les civils veulent la paix. Il y a encore des voix qui s'élèvent pour réclamer que le corps législatif contrôle l'armée -et qui donc va contrôler les députés du PAN, du PRI et du PRD ? Qui va enfin démanteler les rouages de ces machines de pouvoir ? Contrôler une armée qui, depuis 150 ans, n'a tué que des Mexicains ? La guerre est le fondement de l'Etat, à l'extérieur des frontières comme à l'intérieur. Aucune plainte démocratique et citoyenne n'y changera rien.
Comme le dit Paco Ignacio Taibo II, "Los mexicanos sabemos que históricamente la policia y el Ejército no son una fuerza de orden sino una fuerza semilegalizada, represiva (...) Pero cómo limpiarlas sin debilitar al mismo tiempo la esencia represiva del proprio Estado mexicano ?" La réponse, qu'il n'ose suggérer, vient pourtant de ceux-là mêmes qui sont depuis si longtemps exposés à cette violence d'Etat.
Nous voyons, en effet, une perspective de sortir de cette guerre absurde. Nous la voyons dans l'autodéfense armée des communautés indigènes. Dans cette désintégration inexorable de tout ce qui faisait société, le seul et unique point de résistance qui tienne bon, malgré les menaces, les intimidations, les assassinats et les disparitions, ce sont les communautés indigènes armées, dans la jungle du Chiapas ou sur la côte du Michoacán. Fortifier le système communautaire, tout ce qui le constitue pratiquement, tout ce qui en fait une puissance indéfectible est la seule réponse concrète à la violence actuelle. De sorte que l'expérience des communautés indigènes puisse servir d'exemple au monde métis lui-même.
A San Luis Acatlán, région Mixtèque et Tlapanèque du Guerrero, le 15 octobre 2010, la Coordinadora Regional de Autoridades Comunitarias (CRAC) fêtait ses 15 ans en faisant défiler ses 600 intégrants. Ce sont 62 communautés et 11 municipes, rassemblant 180 000 habitants, qui sont regroupés dans la CRAC. Pendant que la milice défilait en armes dans les rues, ce 15 octobre, les gens applaudissaient et criaient des slogans à la mémoire de Genaro Vásquez, natif du village...
Cette milice communautaire armée en est à présent à envisager des projets de radio, de centres de soins et à annoncer qu'elle va s'opposer à l'entrée de la junk food dans les communautés. La même Coordinadora organise en ce moment-même la résistance au projet d'une entreprise minière canadienne dans la sierra.
Le Guerrero est l'un des états les plus pauvres du Mexique et ses habitants ont subi des décennies de violence étatique. Au début des années 1970, deux mouvements de guérilla se développèrent en réaction à d'innombrables massacres de paysans commis par l'armée. La répression fut menée selon les enseignements des spécialistes US de la contre-insurrection. Renversant la fameuse formule de Mao Tse Toung, il s'agissait d'assécher l'eau dans laquelle vivait le poisson. En 1972, Genaro Vásquez puis en 1974 Lucio Cabañas, les deux leaders de ces guerillas, étaient abattus au terme de plusieurs années de traque militaire.
Puis au début des années 1990, les habitants de cette région limitrophe avec l'Etat de Oaxaca ont subi une autre vague de violence aveugle : vols de bétail, attaques sur les routes, rackets, viols. Le gouvernement du Guerrero a laissé faire, quand il n'a pas encouragé en sous-main les auteurs de ces agressions commises à l'encontre des paysans : de toutes façons les habitants de ces montagnes sont définitivement suspects. Quelle famille n'a pas eu l'un des siens engagé dans la guerilla, jadis ? Plus la région bascule dans le chaos, et plus les communautés se dépeupleront, asséchant ainsi pour toujours l'eau du poisson.
La milice communautaire s'est employée avec succès, dès la fin des années 1990, à contrer ce processus et à ramener la tranquillité dans cette région. Elle a également réussi à étouffer dans l'oeuf toute forme de narcotrafic dans les communautés. Le service dans cette milice est bénévole, s'inscrivant dans la tradition du tequio, et les charges sont rotatives. Toute personne convaincue d'abus de pouvoir dans le cadre de cette charge est révoquée par l'assemblée communautaire. Depuis dix ans, la CRAC a de plus instauré son propre système de justice, fondé sur la tradition communautaire : plus de tribunal avec ses magistrats formés par l'Etat et parlant un langage étranger, mais un examen public des faits dans l'assemblée sous la vigilance des Anciens. Plus de prison, destinée à briser l'individu, mais un travail d'intêrét collectif dans le cadre d'un dialogue entre l'accusé et la communauté.
Quand la Familia prétend exercer la justice dans son territoire, il est facile de voir que celle-ci se caractérise par l'arbitraire : tels des capi mafiosi, les chefs décident, sans rendre de compte à personne, qui doit vivre et qui doit mourir. La CRAC se situe exactement à l'opposé : émanation des assemblées communautaires, sa police et sa justice sont l'objet d'un débat public constamment renouvelé. Sa finalité n'est pas de justifier un pouvoir incontrôlé et paranoïaque, qui redistribue tel un souverain magnanime un peu d'argent à la plèbe soumise ; elle est de renforcer les liens à l'intérieur de la communauté et, chose extrêmement importante, entre les différentes communautés. Il est d'ailleurs remarquable que la CRAC, si elle comprend une majorité de communautés mixtèques et tlapanèques et quelques communautés nahuas, comprend aussi sept communautés métis. On a là une preuve que le système communautaire peut aussi gagner le monde non indigène.
Car c'est bien ce monde non indigène, dit métis, qui prête le flanc aux narcos et se trouve sans réponse face à la violence d'Etat. Aujourd'hui les narcos ne sont plus seulement des trafiquants de substances illicites. L'accumulation primitive qu'ils ont réalisée en si peu de temps leur permet de contrôler des secteurs entiers de la vie sociale, d'investir où ils veulent et de taxer qui ils veulent. Les narcos sont à présent un pouvoir qui a infiltré une société méthodiquement désarmée. La force capable de les contrer ne viendra pas d'en haut, de l'Etat, mais d'en-bas, de communautés organisées et armées prêtes à défendre leur territoire. Le monopole de la violence qui caractérise l'Etat n'a au Mexique plus rien de légitime.
Alèssi DELL'UMBRIA, Oaxaca janvier 2011.