29 janvier 2012 7 29 /01 /janvier /2012 20:59

Les abeilles sont malades. Ces dernières années, les agriculteurs sont démunis devant un phénomène dont l’origine semble incertaine. Les ruches se vident, ou plus exactement, elles ne se remplissent plus au printemps venu. Les hypothèses abondent pour désigner le coupable mais on peine à le mettre sous les verrous. Les écologistes ont même probablement bannis des innocents au nom de la nouvelle morale écologique. Alors que nous regardons les populations d’abeilles se réduire sous nos latitudes, et que certains tirent la sonnette d’alarme pour sauver ce sympathique hymenoptere besogneux, il convient de condamner la vision pathologique que nous avons de nous-même. La coupable? Cette vision étriquée qui consiste à nous considérer comme des individus par nature égoïstes et calculateurs, légitimant par là-même les dérives du monde capitaliste, et l’exploitation à outrance de la nature. Homo Economicus contre Apis Melifera? Voyage dans les ruches apicoles et humaines, accrochez vos ceintures et vos jabots. Les hommes sont malades.

Abeille mon ami

Tout allait bien au monde de Maya l’abeille, jusqu’à ce que cette dernière meurt de façon étrange. Ce placide insecte strié de jaune et de noir est un bio-indicateur particulièrement sensible. Même a faible intensité de pollution, les populations d’abeilles en pâtissent et indiquent ainsi que leurs environnement est menacé. En 2008, aux États-unis, un tiers des ruches est atteint du CCD (Colony Collapse Disorder ou Syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles) dont le symptôme, relativement explicite sur le degré de malaise, est l’abandon total d’une ruche par ses anciens habitants.

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Maison abandonnée n°1 – Kevin Bauman – 100 Abandoned Houses

Le problème est d’importance car au-delà du simple fait qu’elles nous fournissent en délicieux miel, ces petits êtres ailés se chargent de la pollinisation de plus de 20000 espèces végétales, dont certaines stratégiquement très importantes comme le kiwi, le melon, le concombre, la courgette, la pêche, l’abricot, les poires pour ne citer que certaines parmi d’innombrables autres. En l’an 2000, des psychopathes des chiffres ont estimé que l’apport de l’abeille pour l’économie des États-unis s’élevait à 15 milliards de dollars, soit l’équivalent de la production annuelle de richesses d’un pays comme la Jordanie. Les habitants des ruches sont donc nos amis car ils nous rapportent, une sorte d’insecte aux pollens d’or…

C’est la faute aux nazis bien sur!

La suite de l’histoire est aujourd’hui presque banale et n’étonnera personne dans ces premiers développements. Chez les humains, on se penche donc sur la question et on identifie surtout deux suspects, à savoir deux pesticides, le Gaucho et le Régent, respectivement commercialisés par les multinationales Bayer et BASF. Ces entreprises sont pour l’écologiste moyen que je suis des criminels multi-recidivistes en liberté conditionnelle. Tous deux ont trempé dans le nazisme et sont régulièrement épinglé pour leur débouchés commerciaux aux conséquences environnementales désastreuses. En “honneur” à la présomption d’innocence, les suspicions pesant sur ces aspirateurs à profits se transforment d’elles-mêmes en preuves irréfutables de leur culpabilité. Les produits incriminés, des insecticides systémiques qui tuent sans distinction et qui n’ont donc a priori pas les faveurs de la ménagère de moins de cinquante ans ni de l’altermondialiste moyen. Sous la pression du SEAPM (Syndicat Européen des Abeilles Productrices de Miel) la France et l’Allemagne en interdisent assez rapidement l’utilisation. La veuve et l’orphelin peuvent dormir sur leurs deux oreilles…

agriculture-nazi

La fable écologique aurait du se terminer ici, mais voilà, coup de théâtre! Une étude rendue publique par l’AFSSA (Agence Française de Sécurité SAnitaire) révèle que ces produits ne sont pas à incriminer dans la désertion des ruches. Même si l’indépendance de cette institution laisse franchement à désirer par ces liens parfois suspects avec les intérêts de l’industrie agro-alimentaire, force est de constater que les interdictions formulées en 1999 (Régent) et 2006 (Gaucho) n’ont pas du tout enrayé le déclin des ruches françaises jusqu’à aujourd’hui. Comme des meurtres qui continueraient une fois l’assassin arrêté, il y a matière à s’interroger … Ainsi, malgré que ces produits soient aujourd’hui absents de l’armement chimique des agriculteurs et que les fleurs pullulent sur un territoire très orienté vers l’agriculture, la production française de miel continue de s’effondrer et l’on importe environ 50% de nos besoins. Le coupable court donc toujours.

Bas les masques!

L’histoire est celle d’un bon roman d’Agatha Christie en partance d’Istanbul à bord de l’orient express. Hercule Poirot scrute les cadavres d’abeilles et soupçonne alternativement tous les témoins et parties prenantes. Dans un méli-mélo de preuves et de recoupements il semble qu’une hypothèse incroyable mais plausible se dessine: et si tous les suspects dans le train étaient coupables? L’impossibilité à résoudre cette histoire d’abeilles vient bien plutôt du système agricole, industriel et idéologique en place dans notre civilisation. Ce ne sont pas les pesticides le problème, ni les OGMs, ni les grandes exploitations agricoles, ni la monoculture, ni la déstabilisation climatique, ni la qualité nutritionnelle et immunitaire des plantes, ni la logique du profit, ni la fertilité des sols, mais c’est bien tout cela la fois.

Petit cours accéléré du complexe agro-chimique et industriel par Claude bourguignon

Cette vicieuse d’abeille

On cite souvent à propos des abeilles, et on attribue surement à tord, cette inquiétante citation d’Albert Einstein: “Si l’abeille venait à disparaître, l’espèce humaine n’aurait que quatre années à vivre”. Hormis le fait que je fais beaucoup plus confiance au découvreur de la théorie de la relativité restreinte en tant que physicien de génie qu’en tant que prophète éclairé à tendance catastrophiste, il est toutefois exact que nous avons avec les abeilles une relation intime, une inter-dépendance inscrite dans les siècles qui doit nous interpeller. Les abeilles menacées, nous sommes egalement sur la sellette. C’est bien de notre capacité à avoir une relation responsable et saine avec nous même qui nous rendra capable de prendre soin de notre planète.

“La nature est invincible, au contraire, c’est l’homme, et surtout l’homme capable de liberté qui est fragile et qui peut disparaitre”

Bernard Charbonneau

Tout le problème et l’erreur des écologistes, c’est d’accuser tel ou tel pesticide ou tel OGM, tel type d’agriculteur ou tout autre chose. Dans le fond, c’est notre propre vision de nous-même qui est à la source de tout ce système et qui nous fait accepter cette course à l’intérêt égoïste comme un fondement indépassable du vivre ensemble et une tendance naturelle de l’homme. Coïncidence intéressante, la pensée libérale de notre époque, qui est à la source de cette vision absurde de nous-même, a été influencé entre autres par La fable des abeilles écrite par Bernard Mandeville en 1714. La thèse de cet auteur, qui a notamment fortement influencé le père du libéralisme économique Adam Smith, est que la bonne marche d’une société, ce qu’il appelle la ruche prospère, se base particulièrement sur les vices de ses membres.

C’est ainsi que, chaque partie étant pleine de vice,
Le tout était cependant un paradis.
Cajolées dans la paix, et craintes dans la guerre,
Objets de l’estime des étrangers,
Prodigues de leur richesse et de leur vie,
Leur force était égale à toutes les autres ruches.
Voilà quels étaient les bonheurs de cet état ;
Leurs crimes conspiraient à leur grandeur,
Et la vertu, à qui la politique
Avait enseigné mille ruses habiles,
Nouait, grâce à leur heureuse influence,
Amitié avec le vice. Et toujours depuis lors
Les plus grandes canailles de toute la multitude
Ont contribué au bien commun.

Bernard Mandeville – La fable des abeilles (Extrait) – 1714

Plus encore, s’opposant ainsi frontalement au paradigme grec de la bonne marche de la société par l’appel aux vertus des individus et à la mesure en toute chose, Mandeville décrit l’effondrement de cette même société si l’armée de démons que nous serions se transformait en communauté d’anges. Par la même, on trouve contre toute attente que les vices sont acceptables (voir à promouvoir?) en ce qu’ils garantissent la prospérité et que la vertu mène à l’effondrement de la ruche.

Encore et toujours, le capitalisme et sa sainte croissance

Toutefois, la réalité est bien cruelle pour notre ami Mandeville, dont on entend encore régulièrement les délires d’un autre age lorsqu’un être humain, plein de sagesse, semble vouloir déclarer “qu’il n’y a rien de mieux qu’une bonne guerre pour relancer une économie”, que “jeter un papier par terre c’est créer de l’emploi pour des balayeurs”… Bref creusons des trous pour rien c’est bon pour la croissance…Les abeilles sont, parmi d’autres, les victimes de cette idéologie qui veut que nous supposions l’homme mauvais pour le plus grand bonheur (matériel) possible. Et comme il était possible de le prévoir, porter en exemple de tels individus promeut bien une société partiellement prospère mais egalement une société à leur image, calculatrice, égoïste et individualiste.

Prospère à court terme et malheureuse, voilà la prophétie de Mandeville réalisée dans nos sociétés. L’idéologie libérale et capitaliste actuelle est aujourd’hui incapable de résoudre la contradiction entre une stabilité politique par la production toujours croissante de marchandises et les limites non négociables de notre environnement. Les économistes libéraux sont en sueurs lorsqu’ils doivent trancher entre la protection des abeilles et la croissance de la production végétale. Dans le doute on continue à produire, on pourra peut-être affamer un peu plus de gens pour continuer a sur-consommer négocier une planète supplémentaire si on le demande gentiment.

“Si seulement on pouvait soumettre les abeilles!”. Mais voila, l’économie découvre que la limite de l’exploitation de l’esclave c’est sa destruction dans l’acte de production. Le grand écart impossible, l’icône sacrée, le mantra absolu, la cérémonie et le rituel censé ramener les ressources, le développement durable, sera bientôt visible pour tout le monde pour ce qu’il est, une imposture, le grigri d’une religion qui hypnotise, une contradiction dans les termes, et donc aussi un oxymore à occire.

“Toute personne croyant qu’une croissance exponentielle peut durer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste.”

Kenneth E. Boulding

Le problème est en chacun de nous

Il serait bien trop simple et stérile de blâmer seulement l’économie, la croissance ou le libéralisme. Ces entités abstraites n’existent que parce que nous les faisons vivre d’une manière ou d’une autre: en consommant de manière excessive, ostentatoire ou compensatrice, en calculant nos choix, en maximisant notre intérêt, en ayant peur de notre voisin et en ayant un a priori négatif sur un inconnu. Pour reprendre les termes de Serge Latouche, nous avons un véritable imaginaire à décoloniser, une liberté à se réapproprier, pour enfin construire un monde meilleur.

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Cerveau décolonisé – El Puerto Rican Embassy

Toutefois, il faut dans ce projet de réhabilitation de la volonté de changer le monde, être conscient de la tension qui existe entre la liberté pleine et entière qui est le moteur de ces changements et les dérives potentielles de cette force. Isaiah Berlin a théorisé cette tension entre la liberté négative, celle au cœur du projet libéral qui consiste en l’absence de contraintes, et la liberté positive, celle de l’action volontaire et de l’auto-détermination. Pour lui, la deuxième forme de liberté est trop dangereuse et mène inévitablement à des dérives violentes, voir totalitaires. Pour cela il promeut la liberté négative, censée nous protéger de nous-même, de notre tendance “naturelle” à la violence et, pour le dire crument, aux massacres de nos semblables au nom d’un monde meilleur. La séquence suivante est tirée de l’excellent documentaire d’Adam Curtis, the trap, qui montre comment notre vision de nous-même comme des êtres fondamentalement égoïstes rend impossible la réalisation d’un monde meilleur. Sauver les abeilles n’en est alors qu’un exemple anecdotique.

The Trap – Adam Curtis – 2007 – Le piège de la liberté négative

Il faut réenchanter le monde, et promouvoir un monde meilleur en pleine conscience des risques potentiels du total exercice de notre liberté. Cet appel au réalisme magique n’est pas un mince projet, il est l’objet essentiel de notre époque, un champ de bataille en chacun de nous. les fronts sont marginaux mais innombrables. Ils faut les étendre et faire des jonctions lorsqu’ils se rencontrent. Common decency pour les uns, utopie pour d’autres, idéal Grecque ou simplicité volontaire pour d’autres, toutes tendent à supposer l’homme capable du meilleur au nom d’une idée plus vaste de la liberté. Seulement à ce prix nous retrouverons l’espoir d’un monde meilleur…

 

Source : Des abeilles et des Hommes | Jardinons la planète


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