Ce qui m’attire l’attention au cours de ces dernières semaines de soulèvements populaires, ce sont les formes de la répression. On tue un peu plus de manifestants au Chili qu’à Paris. L’Europe n’est pas – encore – mûre pour la répression qui tue ? Ce que nous voyons, c’est une répression qui estropie et mutile et utilise des armes « potentiellement létales ». Ce que nous voyons, ce sont des « forces de l’Ordre » qui visent les manifestants au visage et le nombre de ceux qui perdent totalement ou partiellement la vue au cours de manifestations se multiplie. Ce qu’on peut constater aussi, c’est que cette répression ne vise pas les groupes violents qui infiltrent les manifestations, mais qu’il y a autant de risque d’être la cible de la police en manifestant pacifiquement qu’en participant aux actes de violence, destruction, vandalisme. Ainsi donc, cette forme de répression « non létale » brise des vies en mutilant des corps. Peut-on parler de dissuasion ? Une manière d’effrayer les gens, en leur montrant qu’il est risqué, dangereux d’aller manifester, que le pouvoir peut briser votre vie, et que la répression s’abat de manière aléatoire ? Est-ce une manière discrète de réduire le droit de manifester ? Pourquoi ces mêmes méthodes non létales sont-elles utilisées de manière similaire en différents lieux du monde. Cela a-t-il un lien avec ce qu’a dénoncé Nick Turse, cette présence des forces spéciales US dans 120, et plus tard dans 134 pays du monde où elles dispensent des formations non seulement aux armées mais aussi aux forces de polices ? Et dont il nous dit : « Cette présence globale […] donne une nouvelle et surprenante preuve de l’existence et de la montée en pouvoir d’une élite clandestine à l’intérieur du Pentagone qui est en train d’entreprendre une guerre secrète dans tous les coins de la planète. ». Reporterre nous emmène à Milipol, salon mondial de la répression - pardon salon de la sûreté et de la sécurité intérieure des états.
Le salon « de la sécurité intérieure » Milipol a ouvert ses portes mardi au nord de Paris. Reconnaissance faciale, lanceurs de balle de défense, aspirateurs à données téléphoniques... Reporterre s’est renseigné sur les nouveautés du secteur, qui raffine sans cesse les outils de surveillance et de répression.
21 novembre 2019 / Émilie Massemin et Isabelle Rimbert (Reporterre)
- Paris, (reportage)
« Mettez votre œil là, pas trop près. Je peux enlever le canon si vous voulez. » Mathieu [1], dessinateur d’armes à PGM Précision, aide un visiteur en costume chic à soulever un lourd et rutilant fusil de précision. L’entreprise, basée à Poisy (Haute-Savoie), fournit depuis 1991 ses fusils Ultima Ratio au Raid — Recherche, assistance, intervention, dissuasion, une unité d’élite. « Nous disposons aussi d’une gamme pour les particuliers qui ont un permis de chasse ou une licence de tir, précise le salarié. Nos armes à longue distance coûtent entre 4.000 et 10.000 euros sans les accessoires. »
PGM Précision fait partie des 1.005 exposants présents à Milipol, le salon mondial dédié à la sûreté et à la sécurité intérieure des États, qui tient sa 21e édition du mardi 19 au vendredi 22 novembre au parc des expositions de Villepinte (Seine-Saint-Denis). Des entreprises venues d’une vingtaine de pays, parmi lesquels la Chine, Israël et la Turquie, y tiennent un stand. Cette année, quelque 30.000 visiteurs accrédités des secteurs public (ministère de l’Intérieur, douanes, fonctionnaires de la défense, de la justice...) et privé (fabricants, sociétés de services, distributeurs…), fouleront les moquettes synthétiques du salon et pourront y tester gilets pare-balles, lanceurs de balles de défense et dispositifs de reconnaissance faciale dans une ambiance high tech et feutrée.
Le secteur est florissant. Fin 2018, le marché mondial de la sécurité affichait une croissance insolente de 7 %, bien supérieure aux 2 % de croissance mondiale, pour atteindre un chiffre d’affaires de 629 milliards d’euros. En France aussi, les entreprises dites « de la sécurité » se portent bien : leur chiffre d’affaires a progressé de 3,2 % en 2018 et atteint 29,1 milliards d’euros. À une nuance près : les dépenses consacrées à la sécurité intérieure de l’État (contrôle des identités, contrôle des frontières, équipements de maintien de l’ordre…) ont crû de 0,5 % seulement. « Un certain rebond pourrait intervenir en 2019 et en 2020 », indique toutefois Patrick Haas, directeur du journal spécialisé En toute sécurité, interviewé pour le dossier de presse du Milipol. « Certains créneaux sont plus porteurs, comme la détection de produits dangereux, en raison de la persistance des attaques ou des menaces terroristes, ou les équipements de maintien de l’ordre à cause du mouvement des Gilets jaunes. »
En visite pour inaugurer le salon mardi, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner a présenté la « violence dans le maintien de l’ordre » comme une des « menaces fortes » auxquelles sont confrontés « la France et ses alliés », au même titre que le terrorisme, le trafic de drogues et les cyber-attaques. « Nous assistons à une radicalisation des mouvements contestataires nés en 1999 à l’occasion d’un sommet de l’OMC à Seattle et consacrés en 2001 lors du sommet du G8 à Gênes », a-t-il déclaré lors de son discours d’inauguration du salon, face à un public costumé à 95 % masculin, pendant que des serveurs distribuaient flûtes de champagne et petits fours. « Depuis, chaque rassemblement international est émaillé de violences. Il a fallu toute la mobilisation de nos forces et la coopération internationale pour que le sommet du G7 de Biarritz, en août dernier, se déroule bien et soit un succès diplomatique. »
Quelques instants plus tôt, alors qu’il visitait les stands de son ministère entouré d’une foule d’officiels, de gardes du corps et de journalistes, M. Castaner avait ignoré la question que lui a adressée Reporterre :
Pourquoi valider dans le nouveau schéma national du maintien de l’ordre les méthodes brutales déployées ces derniers mois, comme l’a révélé le quotidien Libération, malgré un bilan humain dramatique ? »
Depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, une personne est décédée – l’octogénaire Zineb Redouane, frappée d’une grenade lacrymogène à Marseille – et 4.439 autres ont été blessées – 2.495 côté Gilets jaunes, 1.944 côté forces de l’ordre – selon les chiffres du ministère de l’Intérieur. Parmi les nombreux blessés graves chez les Gilets jaunes, le journaliste David Dufresne a dénombré 24 éborgnés et 5 mains arrachées.
« M. le ministre inaugure des stands, il n’y a pas de questions-réponses prévu », a réagi avec irritation un des sbires du ministre à notre question. Dans ces allées où l’on cause business et innovation en plusieurs langues, on s’épargne souvent les digressions sur les droits humains. En 2017, il avait fallu qu’Amnesty International s’indigne pour que soit bannie du salon l’entreprise chinoise Origin Dynamic et ses instruments illégaux de torture, en l’occurrence des bracelets à décharges électriques.
Même silence agacé du côté des fabricants d’armes dédiées au maintien de l’ordre. « On ne répond à aucune interview, sur décision de la direction », nous a opposé d’un ton agressif un représentant d’Alsetex, l’entreprise sarthoise qui fournit grenades assourdissantes et grenades lacrymogènes aux forces de l’ordre. Pour confirmer ses dires, près des vitrines de cartouches de gaz savamment mises en valeur, plusieurs autocollants « No interview, no photo, no video ».
Du côté de Nobel Sport, entreprise finistérienne produisant aussi des grenades lacrymogènes, « on ne communique pas car c’est souvent utilisé contre nous. Nos produits sont utilisés par le ministère de l’Intérieur, vous pouvez lui poser vos questions car ils ont des doctrines que nous ne décidons pas ». Le représentant barbu et tatoué de B & T AG (anciennement Brügger & Thomet), la firme suisse des lanceurs de balles de défense LBD 40, s’est montré tout aussi discret, quoique courtois : « Je ne connais pas très bien cette arme car je viens d’arriver et c’est un sujet sensible. La direction a préparé une réponse pour les journalistes. » Sur la feuille qu’il nous a tendue, en trois langues, un avis rejetant la responsabilité de l’entreprise quant aux blessures infligées par ces armes : la France n’utilise pas leurs cartouches SIR, mais des cartouches françaises qui ne sont pas conçues pour le LBD 40 et rendraient l’utilisation de l’arme dangereuse.
Le seul à s’exprimer longuement a été Florian Lécuyer, de l’entreprise lorientaise de matériel de sécurité Redcore, qui en avait gros sur le cœur. Depuis 2015, Redcore se bat pour que son lanceur de balles de défense Kann44 de calibre 44 mm soit classé en catégorie B3 (« armes à feu fabriquées pour tirer une balle ou plusieurs projectiles non métalliques ») et non A2 (« canons, obusiers, lance-roquettes et lance-grenades de tous calibres »), comme l’a décidé le ministère de l’Intérieur. « À cause de cette décision, nous perdons tout le marché des polices municipales, s’est lamenté M. Lécuyer. Pourtant, notre arme est bien plus précise que les Flash Ball qui équipent actuellement la police municipale car elle dispose d’un canon rayé et peut être équipée d’un boîtier system score d’aide à la visée : quand le tir est réglementaire – plus de cinq mètres de distance, impact sur le torse, les membres supérieurs et inférieurs –, le cadran devient vert ; sinon, il est rouge. » En outre, un enregistrement de l’image de visée se déclenche automatiquement en cas de tir et Redcore a proposé que le tir soit bloqué en cas de visée non règlementaire. « Avec le mouvement des Gilets jaunes, on était sûrs que cette innovation allait intéresser le ministère de l’Intérieur. C’est dans la logique des choses, surtout quand des vidéos montrent des tirs de LBD40 à trois ou cinq mètres. Mais on nous a fait comprendre qu’il était urgent de ne rien faire. On soupçonne aussi des copinages. » L’entreprise conteste la décision du ministère et a saisi le Conseil d’État à ce propos.
En revanche, dès qu’il ne s’agit plus d’armes risquant de blesser des manifestants, les langues se délient. La police nationale a énuméré à Reporterre toutes ses innovations présentées sur le salon : outil de détection des hackers, dispositifs de lutte anti-drones du Raid, drone filaire de la police aux frontières, laboratoire mobile d’analyse de la fraude documentaire… et certainement le plus attendu, le « kiosque » de l’entreprise Cellebrite, logiciel capable d’aspirer toutes les données d’un téléphone portable en moins de dix minutes. « Actuellement, les téléphones saisis doivent être envoyés dans un centre spécialisé de la police technique et scientifique, qui ne sont que 35 et sont souvent embouteillés. Avec ce kiosque qui sera installé dans les commissariats de premier niveau, il suffira de brancher le téléphone et toutes les données seront extraites pendant la garde à vue : SMS, photos géolocalisées… Autant d’informations qui peuvent être utiles pour conduire l’interrogatoire », vante Clémence Mermet-Grenot, du service de la criminalité numérique.
Sur l’écran qu’elle montre du doigt apparaît un échange de messages Facebook : « Ouais c’est bon y’a pas de caméra ! », « C’est une vieille baraque on aura qu’à entrer et se servir !!!! ». « Ce kiosque est en cours de déploiement dans le nord de la France. L’an prochain, cent nouvelles machines seront installées en Île-de-France et dans le Sud. En tout, cinq cents machines doivent être installées d’ici 2024, pour un coût de quatre millions d’euros. Nous l’avons déjà testé lors du G7, pour traiter les téléphones des personnes gardées à vue, et les retours ont été très positifs », se réjouit la commissaire divisionnaire.
Autre technologie suscitant l’enthousiasme des participants à Milipol, la reconnaissance faciale. Les exposants vantent les mérites respectifs de leurs dispositifs. Le Chinois Advanced Plus Group propose des petites caméras avec traqueur GPS et capteur de gaz dangereux pour la modique somme de 240 dollars pièce. L’Allemand propose une énorme mallette à 80.000 euros pouvant être reliée à quatre caméras et à une base de données de trois millions de visages, « facile à installer et très performante pour reconnaître les Noirs, ce qui est ordinairement difficile à cause de l’éclairage et de la nature des contrastes », indique l’exposant avec spontanéité.
La France reste dans la course, mais ses entreprises plaident pour un assouplissement de la réglementation sur la reconnaissance faciale. « Au salon, on montre ce qu’on pourrait mettre en place pour sécuriser de grands événements comme les Jeux olympiques de 2024. Mais cette technologie est fortement réglementée et donc peu utilisée, constate-t-on à Idemia. Actuellement, on l’utilise surtout en post-incident, pour aider la police à repérer les moments importants dans les enregistrements des caméras de vidéosurveillance. Pourtant, c’est l’avenir. Certains pays l’utilisent dans les aéroports, aux frontières… C’est tellement rapide ! » Vincent Bouatou, directeur de l’« Innovation Lab » d’Idemia, espère au moins un desserrement de la réglementation pour la recherche, histoire de pouvoir récolter suffisamment de données pour entraîner les algorithmes de reconnaissance faciale dans le cadre d’un processus de « deep learning » [2]. Il espère également un débat de société sur les utilisations de cette technique. La ville de Nice a testé un dispositif de reconnaissance faciale lors de son carnaval, en février 2019, provoquant l’émoi de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil).
Les exposants sont moins prolixes lorsqu’il s’agit d’obtenir des informations sur un autre dispositif de surveillance de masse, les IMSI-catchers capables d’intercepter le trafic des communications mobiles, de récupérer des informations à distance ou de pister les mouvements des utilisateurs des terminaux. Un constructeur allemand, Rhode & Schwarz, a expliqué ne pas en présenter en salon « pour éviter qu’il soit pris en photo, on préfère qu’il reste secret » et a invité Reporterre à envoyer un courriel pour en savoir plus sur ses clients. « On ne l’utilise pas, c’est interdit par la réglementation », a assuré la gendarmerie. Pourtant, son utilisation est définie dans un cadre légal depuis 2015 et la réforme de la loi pénale de juin 2016 et un appel d’offres d’avril 2019 de la gendarmerie et de la police nationale inclut cet équipement controversé.
« Vous êtes dans le monde des bisounours, il faut y rester », réplique d’un air entendu un représentant de l’entreprise française GPX, spécialisée dans le matériel d’écoute, de localisation et de brouillage, lorsque Reporterre l’interroge sur les IMSI-catchers. Lui est intarissable sur les bonnes vieilles techniques d’écoutes stratégiques et tactiques, qui permettent d’écouter en permanence plusieurs milliers de lignes. « Notre plus petit dispositif permet d’écouter simultanément 2.000 lignes, pour la somme de 5 millions d’euros. Il y a en France 25.000 fichés S, il serait très facile de tous les écouter. D’ailleurs, dans un pays comme la France, il y a au minimum 100.000 lignes écoutées tout le temps. C’est ma boule de cristal qui le dit », poursuit-il mystérieusement.
Des garde-fous existent-ils pour éviter que de tels équipements servent à écouter des activistes, des opposants politiques ? Nouveau hochement de tête apitoyé : « On ne peut vendre nos produits qu’à des États, à condition d’obtenir une autorisation ministérielle. Si la demande émane d’un État étranger, on demande l’autorisation au ministère des Affaires étrangères. Mais ensuite, ce qu’en fait l’État, ce ne sont pas nos affaires ! »
« Les menaces globales nous touchent tous, nous devons agir fortement ensemble. Le continuum de sécurité doit être fait d’actes et de projets concrets. L’État et le secteur de la sécurité intérieure doivent agir ensemble, car la sécurité privée agit également pour la protection des Français, a déclaré le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner lors de son discours d’inauguration. Pour les grands événements comme les Jeux olympiques de 2024, un partenariat est indispensable. »
Cette déclaration s’inscrit dans la continuité d’un rapport de septembre 2018 des députés En Marche ! Alice Thourot et Jean-Michel Fauvergue, qui préconisent un « continuum » entre les forces régaliennes, les polices municipales et la sécurité privée, une meilleure coordination et un élargissement des compétences des entreprises de sécurité privée. Avec, en son cœur, une question hautement sensible : faut-il donner la possibilité aux agents de police privée d’intervenir sur la voie publique, ce qui leur est interdit à ce jour ?
Cette évolution serait dans le prolongement de la loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique qui autorise pour la première fois l’armement des agents de sécurité privée, ce qui était interdit à de très rares exceptions (protection des installations nucléaires notamment) : armes de catégories D comme des bâtons de défense, des matraques télescopiques, des tonfas ou des aérosols pour les agents de surveillance « classiques », et fusils et aux armes de poing pour les agents de la « surveillance armée ».
Source l’excellent site indépendant Reporterre qui fait également un appel à soutien
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